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HISTOIRES COURTES / NOUVELLES

Je mets ici des petits textes que j'ai écrit pour m'amuser et/ou m'exercer. Donc ça vaut ce que ça vaut... Ce sont des textes parfois très courts, toujours avec un fond de fantastique et de surnaturel.

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J'espère que vous frissonnerez en les lisant !

Les champs nous surveillent

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Louis Mac Carthy était un homme heureux. A quarante ans, ses cheveux bruns à peine grisonnants aux tempes, il exerçait la profession d’entraineur équestre et possédait un haras au fin fond de la campagne du Maine. Sa propriété construite au XIXème siècle, située sur les hauteurs d’une immense colline, surplombait des hectares et des hectares de vertes prairies.

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​Tous les matins, il menait ses chevaux au pré. Il les laissait faire de l’exercice et se dégourdir les sabots. Ensuite, ils paissaient dans les champs situés en contrebas. Louis les surveillait depuis sa terrasse, sirotant un bon café. Il était particulièrement attentif à l’évolution de ses plus jeunes pensionnaires.
Mais en ce matin de juillet, Louis se figea. Quelque chose d’étrange, voire même d’inquiétant se déroulait sous ses yeux.

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Plusieurs années auparavant, sa femme, Rose, une jolie blonde légèrement potelée, avait fait planter un érable au milieu du champ. Il devait apporter ombre et fraîcheur aux équidés pendant les grosses chaleurs estivales. Cet arbre était le seul et unique, fiché là solitaire sur l’herbe grasse. Habituellement, les chevaux ainsi lâchés dans le champ profitaient de leur liberté chacun de leur côté, s’égaillant à gauche, à droite. Mais ce matin-là, ils étaient tous agglutinés au pied de l’arbre, comme des mouches sur une tartine de miel. On aurait dit que quelque chose d’insolite avait capté leur attention. Les animaux semblaient agités, irrités, énervés. Certains hennissaient, ils passaient et repassaient toujours au même endroit situé à la gauche de l’érable, soufflant fort par les naseaux. Une jument alezane avait plaqué ses oreilles en arrière et semblait… charger l’endroit, sauf qu’elle chargeait du vide. Louis fut perplexe car il n’y avait rien, excepté l’arbre lui-même.

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Posant son café et remontant son pantalon, Louis se dirigea vers le pré. Il voulait en avoir le cœur net. Sautant la barrière de bois, il se dirigea vers l’érable. A son approche, les chevaux ne semblèrent pas remarquer leur maître. Ils restèrent toujours nerveusement focalisés sur le côté gauche du tronc.
C’est étrange… se dit Louis.
La jument alezane, lasse d’avoir chargé, s’évertuait maintenant à donner de solides ruades. Dans le vide. Le sixième sens des animaux semblait leur faire percevoir un danger invisible.
- Allez, allez, pfutt ! Fichez le camp ! Allez paître ailleurs !
Louis chassa les chevaux et entreprit de faire le tour de l’arbre. Peut-être un serpent ou une autre bestiole avait-il effrayé les canassons ? S’il y avait le moindre danger pour la santé de ses bêtes, il lui fallait en avoir le cœur net.
Il écarta l’herbe du bout du pied, cogna dans le tronc…
- Bon sang, il n’y a rien, siffla-t-il entre ses dents.
Du moins, rien qu’il put voir… Car il nota un fait étrange. Alors qu’il marchait autour de l’arbre, il passa à gauche du fut, là où les chevaux semblaient si excités. La température parut chuter soudainement. A cet endroit précis, un frisson parcourut Louis. Il faisait au bas mot dix degrés de moins qu’ailleurs !
Il continua de marcher, l’air redevint normal. Il retourna sur ses pas et resta dans l’air froid. Il eut l’impression de rentrer dans une bulle, comme lorsque l’on se tient devant un congélateur ouvert dans un supermarché. Pendant environ une minute, la température fraîche persista avant de disparaître. Soudainement.
Louis ne savait quoi penser. Certainement un mystère météorologique. De l’air souterrain remontant par une mini crevasse peut-être ? C’est perplexe qu’il reprit le chemin des écuries. Un peu plus tard, il n’y pensa plus et reprit ses activités.

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Le lendemain, le phénomène recommença. Les chevaux se remirent à ruer et mordre l’air près de l’arbre. Louis nota à nouveau la différence de température qui s’évanouit au bout d’une minute.

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Ce soir-là, Rose rangeait la vaisselle dans un placard de la cuisine. Elle regarda instinctivement par la fenêtre qui donnait sur le pré et remarqua un fait étrange. Elle appela son mari.
- Louis ! Viens voir !
Louis quitta à regret le salon où il regardait la télévision. Il ne voulait pas rater son match de football : les Dallas Cowboys affrontaient les Chicago Bears.
- Qu’y a-t-il ma chérie ?
- Regarde Eclair. Il tourne autour de l’arbre. On dirait que… quelqu’un le monte !
Louis pencha sa haute taille vers la fenêtre. Le cheval avançait autour du tronc, décrivant des voltes parfaites. Ce n’était pas courant et il semblait bien que l’animal était sous le contrôle d’un cavalier. Sauf qu’il n’y avait personne, ni sur son dos, ni à ses côtés. Les mouvements de la bête étaient précis, guidés, sa tête tournait comme dirigée par des rênes invisibles. Le couple, habitué aux chevaux et à leur comportement n’avait jamais rien vu de tel.
- C’est fou ça, siffla Louis.
Ils se précipitèrent au dehors et coururent vers le pré. Alors qu’ils approchaient, le cheval se mit à galoper vers une autre partie du champ, ses réactions redevenant normales.
- C’est comme si… son cavalier était parti, murmura Rose.
Sa remarque lui sembla loufoque mais c’était vraiment l’impression qu’elle avait eu. Mais alors même que le cheval s’éloignait, Louis et Rose sentirent une poche d’air froid passer près d’eux. Ils la perçurent sur leur visage et leurs bras. Jamais ils n’avaient vécu de semblable expérience auparavant et la peur referma ses doigts glacés sur le pauvre couple qui réintégra la maison à toute vitesse.

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Une fois à l’abri de leur salon, ils tournèrent cet évènement dans tous les sens, essayant de comprendre. Ni Rose ni Louis ne l’aurait avoué, mais une crainte inexpliquée s’était emparée d’eux. Il était clair que quelque chose de pas très naturel se passait dans le champ.

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Plusieurs semaines auparavant, le couple s’était décidé de faire quelques travaux dans la maison. Ils avaient donc passé la journée du lendemain à peindre et bricoler, ce qui leur évita de penser à l’incident, comme il l’appelait pudiquement entre eux.
Vers vingt heures, ils décidèrent d’arrêter pour dîner et rangèrent leur petit matériel de bricolage. Ils étaient dans une chambre à l’étage lorsqu’un bruit se fit entendre. Un objet avait dû tomber et se briser au rez-de-chaussée.
- Tes fichus chats ont encore fait des bêtises ! maugréa Louis.
Rose soupira et descendit. A mi-chemin, elle s’arrêta au milieu de la volée de marche. La poche d’air glacé monta vers elle, l’enveloppa avant de disparaitre dans son dos, continuant sa progression vers les étages. Rose resta pétrifiée sur place. Puis elle hurla.
Louis se précipita, pensant que sa femme était tombée. Il la trouva debout au milieu de l’escalier, les yeux exorbités, tremblant de tous ses membres.
- Rose ! Seigneur, que s’est-il passé ?
Sa femme ne pouvait parler. Ses dents s’entrechoquaient. Respirant profondément pour se calmer, elle balbutia.
- L’air froid… Il était là ! Il m’a touché !
- L’air du champ ?
- Oui…
Rose tremblait toujours, le visage décomposé et Louis se douta qu’il y avait autre chose.
- Rien d’autre ma chérie ?
Elle hésita. Son mari la serra affectueusement contre lui.
- L’air, Louis…
- Oui ?
- Il m’a… parlé !
Il la regarda sans comprendre et elle éclata en sanglots. L’entrainant au rez-de-chaussée, il l’installa sur le canapé du salon. Il avait peur qu’elle ne s’évanouisse. Rose resta allongée quelques minutes sans parler, tentant de se calmer.
- Tu vas croire que je suis folle !
- Non ma chérie ! Jamais. Veux-tu m’en parler ?
- Mon dieu, tu ne vas pas me croire ! J’ai distinctement entendu une voix. Elle sortait de nulle part. De l’air froid ! Juste au moment où ce truc passait à ma hauteur ! Alors que je sentais le contact sur ma peau, la voix la plus profonde, la plus belle que j’ai jamais entendue a prononcé des mots…
- Calme-toi, Rose.
- Je te jure ! Je l’ai entendue si clairement ! Par contre je n’ai pas compris ce qu’elle disait ! On aurait dit une voix de femme. J’ai cru entendre quelque chose comme « Nihasa ». Alors que l’air passait derrière moi, la voix a semblée… s’éteindre doucement. Ça n’a duré que deux ou trois secondes…
- Je te crois ma chérie.
Sa femme avait effectivement l’air sincère et l’expression de son visage balaya tout doute de l’esprit de Louis.

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Les jours suivants, ils reparlèrent de temps à autre de « l’incident ». Mais rien n’était venu troubler leur quiétude. L’air froid ne se fit plus sentir. Ils en étaient arrivés à la conclusion qu’il avait eu affaire à une sorte de fantôme. Louis avait alors repensé à son père. Lorsque ce dernier avait acheté la propriété des dizaines d’années plus tôt, il avait creusé afin d’aménager le terrain. John, le père de Louis avait trouvé de nombreux objets : outils de pierre, pointes de flèches, fragments de poterie… Un village amérindien avait dû occuper l’endroit des siècles auparavant. Enfant, Louis se souvenait avoir entendu ses parents parler à voix basse de « choses étranges » se passant dans le champ. Il n’y avait plus repensé mais maintenant… Une seule explication venait à l’esprit du couple. Lorsque Rose avait fait planter cet arbre quelques années auparavant, peut-être les jardiniers avaient-ils dérangé une ancienne tombe. Cela semblait complètement fou mais pas si inenvisageable, après tout. Un esprit ou bien un fantôme avait peut-être été « réveillé » et était sorti du sol sous la forme de cette poche d’air glacée !
Rose et Louis spéculèrent sur ces évènements. Si c’était un fantôme, il n’avait pas semblé menaçant. Il avait voulu passer du temps avec les chevaux, comme autrefois, les montant.

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Une nuit, quelques jours plus tard, la poche d’air entra à nouveau dans la maison et monta dans la chambre où le couple était couché. Rose et Louis, qui ne dormaient pas, le ressentirent immédiatement. L’air s’approcha d’eux et la voix désincarnée se fit de nouveau entendre.
« Nihasa… »
Bien que ne comprenant pas le langage du « fantôme », Rose et Louis furent persuadés que cette voix calme et douce ne leur voulait aucun mal. Peut-être leur passait-il simplement le bonjour.
Erreur…
Si cette entité voulait faire passer un message, ce dernier n’avait absolument rien d’amical. Sous le regard effaré de Rose, Louis se mit à léviter au-dessus du lit en tournoyant. Il émit un cri strident de souffrance alors qu’une ligne rouge se découpait en haut de son front. Bientôt, son scalp ensanglanté tomba sur la courtepointe fleurie, devant Rose, hystérique.
- Je vous en prie, laissez-nous tranquille ! hurla-t-elle.
Sa voix s’étrangla alors que le corps de Louis fracassait la fenêtre. Les morceaux de verres éclatèrent comme des centaines de poignards acérés, se plantant dans les bras et le visage du pauvre homme avant que l’impact, cinq mètres plus bas, ne renvoie son bruit mat.
Rose sauta hors du lit et se précipita vers la porte ouverte. Le panneau se referma d’un coup sec devant son nez dans un claquement sinistre.
Dos au mur, hagarde, les yeux exorbités, la blonde rondelette scannait désespérément le vide de la pièce. D’où partirait le prochain coup ? Car le pire était sans doute de ne pas voir l’adversaire, d’avoir affaire à un être désincarné et furieux.
- Pourquoi ? murmura Rose, dans un souffle.
La voix douce chuchota tout près de son oreille et elle tressaillit. Puis, lentement, ses pieds quittèrent le sol. Rose se mit à gesticuler mais elle se soulevait inexorablement. Sa chemise de nuit fut arrachée par des mains invisibles. Baissant les yeux, elle s’aperçut avec horreur que la peau de son ventre se perçait de petits trous. Elle sentit le piquant d’un objet invisible se déplacer sur son épiderme. Puis, un grand cercle sanglant se dessina avec son nombril pour centre. Un trait horizontal le traversa. Deux autres ronds, plus petits, encadrèrent le premier, à gauche puis à droite.
Le murmure incompréhensible frôla son oreille, le souffle glacé fit onduler les cheveux sur sa tempe. Puis la voix s’exprima en anglais :
- La loi universelle du jugement…
Rose ne comprit pas.
Elle retomba au sol, à genoux, les mains plaquées sur son ventre torturé.
Devant elle, l’air se mit à onduler, comme sur les routes lors des grosses chaleurs estivales. Une forme sembla se dessiner, de plus en plus nettement. Une silhouette féminine, d’abord transparente, se solidifia.
Plutôt de taille moyenne, sa peau luisait d'une blancheur irréprochable. Ses formes, pulpeuses et tentatrices, dégageaient une grâce sauvage à chacun de ses mouvements.
Son visage reflétait un caractère affirmé. Rose aperçut une petite corne au sommet de la tête de l’apparition, cachée dans ses longs cheveux noirs. Le reste de sa tête était couvert d'un bien étrange casque. Il s’agissait du crâne d'un animal.
De grands anneaux d'argent pendaient aux oreilles de la femme. Des lignes bleutées qui ne semblaient pas suivre d'autre schéma logique que celui de la symétrie droite/gauche couraient sur tous son corps, comme un tatouage. Un autre dessin montait de sa fesse droite à son épaule gauche. Il représentait un arbre au tronc noir et fin mais noueux et portait des fleurs écarlates.
Les iris, d'un rubis profond et lumineux, étaient braqués sur Rose. Ses grands yeux ourlés de longs cils possédaient un regard envoutant au milieu de ce visage à l’expression caractérielle. Les lèvres de cette créature semblaient noires. Ses cheveux descendaient jusqu'à ses genoux, souple, soyeux et fournis. Le charisme qui se dégageait de cette apparition était nettement surnaturel.

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Nihasa était un démon dans le sens le plus basique du terme. Intelligente, rusée, elle aimait le sang et la désolation.  Se délecter des cris d'agonies ou des pleurs d'enfants lui procurait un plaisir sans égal. Elle aimait tuer aussi, bien entendu, y prenant un plaisir presque charnel.
Avec un caractère bien trempé, elle n’était pas du genre à se laisser démonter facilement. Curieuse, elle aimait rencontrer des humains, partager des savoirs immémoriaux avec eux. Mais depuis des années, ils l’avaient abandonnée : plus le moindre sacrifice, plus la moindre cérémonie. L’arrivée des colons blancs avait mis un terme au culte que les amérindiens lui vouaient. On ne la vénérait plus et elle enrageait. Tomber dans l’oubli était sans doute la pire chose qui lui était arrivé. Il était grand temps qu’elle remédie à cela et se rappelle au bon souvenir des mortels. Et pour cela, elle n’allait pas faire dans la dentelle…
Un trait de caractère étrange chez Nihasa était son amour pour les animaux. Elle se montrait alors douce et attentionnée et plus rien ne la séparait de la gentille jeune fille bien élevée qu’elle aurait pu être. Les racines de l’érable s’étaient frayés un chemin jusqu’à elle, la réveillant de son long sommeil. Les chevaux l’avaient attirée et c’est pourquoi elle avait quitté son temple oublié, enfoui sous la terre grasse.

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Rose tenta de ramper loin de cette chose. Haletante, le regard fou de terreur et de douleur, elle crapahuta sur les mains et les genoux. Mais Nihasa l’attrapa prestement par les cheveux. D’un geste sec, elle l’envoya valdinguer par la fenêtre, la même qui avait vu son mari passer quelques minutes auparavant. A moins que ce ne soit des siècles auparavant… Toute notion du temps échappait maintenant à Rose. Elle s’étala sur la pelouse, à quelques centimètres de Louis qui, encore vivant, se traînait tant bien que mal. Du sang maculait son visage, s’égouttant de son crâne écorché.
Un bruit sourd retentit et Rose pivota la tête. La démone venait de sauter par la fenêtre et les scrutait attentivement.
Sans un mot, elle attrapa Louis par le cou puis Rose. D’un pas vif, elle traversa le champ, traînant derrière elle son fardeau gémissant. Arrivée près de l’arbre, Nihasa se glissa entre les grosses racines qui émergeaient. Comme de l’eau, elle s’infiltra. Les deux corps, trop imposants, passèrent en force, des lambeaux de peau et de chair s’accrochant contre l’écorce rugueuse. Des cris surgirent du pied de l’arbre, diminuant, jusqu’à mourir dans un souffle.

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Les anciens Amérindiens le savaient. Mieux valait traiter Nihasa avec déférence et soumission. Car cette démone était folle à lier… et dangereuse.

Une grosse bêtise

 

La fillette s'enivrait au doux parfum dont sa mère avait l'habitude de s'enrober... Elle serrait contre son petit visage chiffonné ce minuscule carré de tissu bon marché comme s’il s’agissait de la plus sacrée des reliques. Le coton blanc tissé finement gardait encore au plus profond de sa trame de légers effluves rappelant le jasmin qui poussait en été dans le jardin de sa grand-mère. Derrière, elle devinait encore des notes plus acidulées, citron ou mandarine, elle n’aurait su le dire avec certitude, mais une bonne odeur de fruits mûrs qui mettait l’eau à la bouche. Ses doigts parcouraient délicatement le relief de la lettre brodée, un L pour Laetitia, le prénom de sa maman.

Combien de temps encore la fragrance resterait-elle emprisonnée des fibres de ce mouchoir ? Eternellement l’espérait-elle. Car cette simple odeur captive était tout ce qui la raccrochait à son passé, à son univers simple et heureux, à cette vie qui fut sienne, légère et insouciante. Cette existence qu’elle considérait comme acquise et perpétuelle, avant…

 

Avant de désobéir.

 

Il avait fait si beau ce jour-là. Le printemps touchait presqu’à sa fin et prenait déjà des airs d’été. Un vent léger faisait bruisser les feuilles du cerisier du jardin dont les fleurs, déjà en péril, tapissaient la pelouse comme des pétales de neige. Elle s’était assise là, au pied du grand pommier qui soutenait sa balançoire, face à l’alignement de ses poupées et de ses peluches. Elle leur avait tout d’abord donné à manger, comme la maman responsable qu’elle était. Puis, avec une minutie tout enfantine, elle les avait changées, une fois, deux fois, et encore. Les tenues ne lui convenaient jamais et elle avait répété les mêmes gestes, inlassablement, jusqu’à l’obtention du résultat tant convoité.

Une fois ses enfants habillés comme elle le souhaitait, de maman elle s’était transformée en maîtresse.

Elle leur avait raconté de belles histoires de princesses, avec des dragons, des nains, des ogres terribles et un chevalier courageux. Puis, la petite fille s’était essayée au calcul, tentant de faire comprendre à ses poupées une matière qu’elle ne maîtrisait pas elle-même. Les heures avaient défilé, les jeux avaient changé, mais tout au fond d’elle, l’ennui s’était installé. Insidieusement.

Ah, si seulement elle avait eu un petit frère, ou encore mieux, une petite sœur ! Elle aurait pu la coiffer, l’entraîner dans une partie de cache-cache, lui faire endosser ses bêtises, l’emmener chasser des insectes aux ailes multicolores et irisées… seule, toutes ces activités étaient nettement moins drôles. Elle jouait à s’amuser, imitation du bonheur, mais rien n’avait de saveur. La petite fille s’ennuyait.

Elle avait bien demandé un chien à ses parents, vers Noël, mais la réponse était tombée comme un couperet : non ! Pourtant, elle leur avait juré ses grands dieux qu’elle s’en occuperait, qu’elle lui donnerait sa gamelle, qu’elle le sortirait faire son petit pipi… Chantage, bouderies, promesses, rien n’avait fait fléchir ses parents.

 

Ses parents…

 

Quand il ne se trouvait pas à son bureau, son père bricolait dans son atelier ou passait son temps devant l’ordinateur. A chaque fois qu’elle lui demandait de venir jouer avec elle, ses réponses demeuraient immuables : il n’avait pas le temps, il avait trop de travail, les grandes personnes avaient mieux à faire, des choses sérieuses auxquelles, elle, trop petite, ne pouvait rien comprendre…

Alors, elle se rabattait sur sa mère. Les réparties variaient légèrement, pour un résultat identique : le dîner à préparer, la lessive, le repassage, le rangement des placards…

Cette liste de tâches que sa mère lui avait énumérée, moins de deux heures auparavant, avant de lui essuyer le nez avec ce mouchoir, de le plier et lui mettre dans la poche de son chemisier, avant de remonter sa fermeture Eclair, et de lui dire de prendre garde aux courants d’air.

De retour au jardin, elle avait donné un coup de pied rageur, détruisant l’alignement parfait de ses poupées. Les jouets avaient valdingué en tous sens, corps de plastiques désarticulés, jambes ou bras en l’air, yeux de verre et nez pelucheux fixant l’infini du ciel. La petite fille avait alors repensé à son cadeau d’anniversaire.

 

Et elle avait désobéi.

 

Sur la pointe des pieds, aussi silencieuse qu’une petite souris, elle avait vérifié que son papa ne traînait pas dans le garage. A son plus grand soulagement, les lieux étaient déserts. La grosse berline qui faisait la fierté paternelle trônait au centre. Derrière le véhicule, des étagères croulaient sous tout un bric-à-brac d’objets aussi inutiles qu’hétéroclites, le genre de choses dont on parle sans cesse de se débarrasser mais qui restent à jamais empilées à prendre la poussière, des strates du passé attendant qu’un archéologue vienne faire le tri. Et à côté, suspendu à un crochet fixé au mur, il était là. Le cadeau de ses six ans.

Rutilant, avec son panier et le minuscule siège bébé, il affichait ses couleurs vives et ses autocollants de personnages de dessins animés, fier destrier attendant sa cavalière.

Elle s’était approchée, doucement. Le décrocher s’était montré plus ardu que prévu. Qu’il était lourd à soulever pour ses bras frêles ! Il ne fallait pas le laisser tomber, le bruit attirerait les parents, et puis elle risquait de rayer la carrosserie de la voiture. Si cela arrivait, elle savait que la punition serait largement à la hauteur de sa bêtise.

Une fois l’engin calé le long du mur, elle avait pris le casque. Ses parents le lui répétaient toujours, la sécurité avant tout. Elle n’avait pas le droit de monter sur sa bicyclette sans ce harnachement.

La gamine avait poussé le vélo en dehors du garage. Le cliquetis des roues, pourtant si léger d’habitude, lui avait semblé prendre des proportions alarmantes. Elle en était persuadée, depuis l’intérieur de la maison, ses parents allaient l’entendre ! Mais personne n’avait surgi pour la gronder.

Le portillon de bois poussé, elle s’était retrouvée dans la rue. Un coup d’œil à gauche, un coup d’œil à droite, aucun véhicule ne troublait la tranquillité du quartier résidentiel. Alors, la petite fille s’était hissée sur la selle. Les pieds bien à plat sur le pédalier, elle s’était élancée.

 

Elle savait qu’elle faisait une grosse bêtise.

 

Jamais elle ne se promenait seule, que ce soit à pied ou en vélo. D’habitude, son père ou sa mère l’accompagnait. Ils l’emmenaient sur la petite place où elle pouvait pédaler en rond. D’autres fois, elle roulait sur le trottoir sous le regard bienveillant de ses parents et pouvait aller ainsi jusqu’au centre du village. Elle les attendait alors sagement à l’extérieur des boutiques, tandis qu’ils achetaient le pain ou du jambon et le retour s’effectuait de la même manière.

Combien de fois lui avait-on répété de ne pas s’éloigner seule de la demeure familiale avec son petit vélo ? Des centaines de fois, sans doute. Mais elle était si fière, si heureuse de pouvoir enfin pédaler librement, depuis que son papa avait enlevé les petites roulettes, car elle était grande maintenant ! Oui, assez grande pour explorer le monde et faire fi des recommandations familiales.

Son casque rose vissé sur la tête, elle avait pris de la vitesse en même temps que de l’assurance, les rubans brillants volaient au vent, accrochés à l’extrémité des poignées du guidon, irisés comme des ailes de libellules. Et elle avait été de plus en plus vite, de plus en plus loin, le visage souriant à la brise et au soleil, heureuse de ses nouvelles capacités et de ce sentiment de liberté.

 

La liberté…

 

Que c’était grisant ! Peut-être qu’ils ne s’apercevraient même pas de son absence ! Peut-être qu’elle rentrerait en douce, ni vue ni connue, seule à être au courant de son escapade secrète ! Quelle excitation !

Les jardins avaient défilé, le quartier avait changé d’aspect, jamais elle n’avait été aussi loin. La vitesse floutait le paysage qui se résumait maintenant à des stries colorées que le coin de ses yeux n’accrochait plus. Elle avait foncé, ivre de vitesse. Elle n’était plus une petite fille qui pédalait mais une cavalière chevauchant un étalon sauvage au travers des steppes désertiques de Mongolie ; une pilote de Formule Un qui arrivait en pole-position et allait gagner la course ; une sorcière sur son balai, qui frôlait les toits et zigzaguait entre les cheminées. Oui, elle incarnait tout cela à la fois. Le vent lui piquait les yeux et de petites larmes s’étiolaient vers ses tempes. Que c’était bon !

Elle aurait dû prendre son léger blouson au lieu de le laisser au garage. Car malgré le beau temps, le froid avait commencé à se faire sentir. La vitesse avait plaqué sa chemise sur son torse et avait gelé ses doigts crispés sur le guidon. Ses genoux nus aussi. Mais peu lui importait, elle ne le sentait pas vraiment. La joie la réchauffait.

La route s’était mise à descendre. La vitesse avait encore augmenté, elle allait traverser le mur du son, comme les avions de chasse qui passaient parfois au-dessus de la maison et faisaient trembler les verres dans le buffet de la salle à manger. Cela faisait toujours râler sa mère.

 

La petite fille s’était aperçue que, tout en bas, un virage partait vers la gauche. Elle allait devoir ralentir. Oui mais comment ? Sa main avait serré la manette du frein, pourtant le vélo n’avait pas semblé perdre de la vitesse. Alors l’euphorie avait fait place à la peur. L’engin s’était mis à tanguer, la cycliste débutante avait vu le talus se rapprocher, puis s’éloigner, avant de foncer vers elle encore.

Elle avait rebondi sur un nid-de-poule avant de décoller d’une façon spectaculaire.

Le vélo était retombé violemment et le guidon lui avait échappé des mains. Elle avait senti que sa bicyclette partait vers la gauche alors qu’elle, au contraire, avait pris la direction opposée. Quelque chose s’était enfoncé dans ses côtes, lui arrachant un petit cri, puis, après une volte parfaite, elle avait chuté lourdement sur le bas-côté, glissant sur les gravillons avant de stopper sa course dans l’herbe fraîche.

 

A plat ventre, le nez dans l’humus et les pâquerettes, au milieu des stridulations des insectes, la petite fille avait senti la morsure brûlante sur ses jambes nues. Elle s’était redressée, tant bien que mal, et les larmes avaient jailli pour inonder ses joues. Elle ne voulait pas pleurer. Elle n’était plus un bébé. C’était toujours ce qu’elle disait à ses parents quand ils lui demandaient d’aller se coucher de bonne heure ou de laisser ses jeux pour monter prendre son bain. Mais ça faisait si mal !

Doucement, elle avait passé ses doigts sur la peau arrachée par le bitume. Du sang suintait. Elle n’aimait pas le sang, il lui faisait peur. Les larmes avaient encore grossi et les sanglots lui avaient secoué les épaules. Son nez coulait. Elle avait dû ressortir de sa poche le joli mouchoir de sa mère pour s’essuyer. Sa chemise pendait aussi, les boutons arrachés, et il y avait un gros trou dans le tissu. Elle en était sûre maintenant, elle allait se faire disputer. Pire ! On la priverait de vélo pour le restant de ses jours. Et puis elle serait punie de télévision aussi. Ça ne ferait pas un pli. Elle savait qu’elle pourrait faire une croix sur la fête d’anniversaire de sa copine Alizée et sans doute aussi sur la prochaine sortie scolaire. Si ça se trouvait, elle aurait droit à toutes ces punitions réunies à la fois…

Son vélo gisait de l’autre côté de la route. La roue avant n’était plus ronde et la peinture était rayée. Elle l’avait cassé. Ses parents lui avaient bien dit de faire attention, que ça coutait cher une belle bicyclette comme la sienne. Son chagrin avait redoublé.

La tristesse et la douleur lancinante étaient telles qu’elle n’avait même pas remarqué la camionnette rouge qui s’était arrêtée.

 

Elle allait être punie…

 

Le claquement sec d’une portière l’avait tirée de ses pensées et la petite fille avait réalisé qu’elle n’était plus seule. Le monsieur moustachu s’était approché et avait constaté l’étendue des dégâts. Il lui avait dit d’arrêter de pleurer, que ce n’était pas si grave… Il l’avait consolée et rassurée, lui disant qu’elle n’avait rien de cassé. Ce n’était que des égratignures sans gravité, elle s’en sortait plutôt bien vu l’état du vélo.

Le conducteur avait ramassé ce qui restait de la bicyclette pour la poser sur le plateau arrière du véhicule. Il était ensuite revenu vers elle. Il lui avait demandé gentiment si elle pouvait marcher, mais elle n’avait pas su quoi répondre. Les sanglots lui bloquaient trop la gorge pour parler. Alors, l’homme avait ouvert la portière côté passager. Ensuite il l’avait portée et installée à l’intérieur.

Le gentil monsieur lui avait dit qu’il fallait soigner la vilaine blessure. Sinon, ça pouvait s’infecter. Il lui avait aussi demandé si elle habitait loin. Comme ça, avait-il précisé, dès qu’elle serait soignée, il pourrait la raccompagner chez elle.

La petite fille avait fini par arrêter de pleurer. Le conducteur lui avait demandé son nom. La fillette lui avait répondu en reniflant. L’homme avait souri, puis il lui avait dit que c’était très joli, Océane. Que ça allait très bien avec ses jolis yeux, bleus comme la mer sous le soleil estival.

Pour lui faire plaisir et calmer son chagrin, il lui avait donné des bonbons. Ceux qui piquent le bout de la langue et qui collent aux dents lorsqu’on les mâche… ses préférés ! Ses parents ne voulaient pas qu’elle en mange. Ils lui répétaient que ça lui abîmerait les dents et que ça lui donnerait mal au ventre. Mais ils étaient si bons ! Comment des petites choses si douces et si agréables pouvaient-elles lui faire du mal ? Les parents, décidément…

Elle avait porté son regard au loin, au travers de la vitre sale. Les champs avaient défilé, la voiture l’emmenait loin du village.

La fillette avait alors remarqué à quel point l’intérieur de la voiture était mal rangé. Son père était un vrai maniaque, il nettoyait son « bijou » comme il disait, régulièrement, et gare à elle si elle mettait des miettes sur le siège arrière en prenant son goûter. Mais ces considérations ne semblaient pas être une priorité pour son sauveteur. Des papiers gras et des cannettes traînaient partout et le tableau de bord disparaissait sous une bonne couche de poussière. Et puis il avait allumé une cigarette. L’odeur, âcre, avait empli l’habitacle et elle avait toussé. Le conducteur s’était mis à rire. Sa bouche se tordait sous sa grosse moustache et son ventre tressautait d’hilarité. Il lui avait même tendu la tige malodorante mais la gamine avait refusé. La fumée lui piquait les yeux. Ses parents ne fumaient pas, ils disaient que ce n’était pas bon pour la santé. Ceux qui fumaient finissaient par avoir un crabe qui leur mangeait les poumons. La petite n’avait pas bien compris. C’était bon, le crabe. Surtout ceux que son papa ramassait à la plage, l’été, pendant les vacances au bord de la mer.

La môme avait fini par lui demander s’ils seraient bientôt arrivés. Avec un large sourire, le conducteur avait répondu que oui. C’est qu’elle s’inquiétait ! L’heure tournait. Il fallait qu’elle rentre chez elle avant que son absence se remarque. Mais il était sans doute déjà trop tard. Elle imaginait sa maman, les poings sur les hanches et les sourcils froncés, et son papa avec ce visage crispé qu’il arborait toujours avant de la gronder.

 

Ses parents n’allaient vraiment pas être contents.

 

Elle avait désobéi en prenant le vélo seule pour partir à l’aventure, sans demander ni prévenir. Mais ce n’était pas sa seule sottise. Ses parents lui avaient rabâché qu’il ne fallait pas parler à un inconnu. Pire, le suivre contre un bonbon. Certes, le conducteur ne rentrait pas dans la catégorie des vilaines personnes, il ne semblait pas méchant. Au contraire, il était juste venu l’aider parce qu’elle était tombée… ça ne comptait pas, alors ?

La camionnette avait bifurqué pour s’engager dans un chemin de terre. Les champs avaient laissé la place à des bosquets d’arbres, de plus en plus touffus. Bientôt, ce fut une véritable forêt. Puis le véhicule s’était arrêté. L’homme lui avait demandé de ne pas bouger, car il allait l’aider à marcher.

Elle l’avait entendu ramasser son vélo, à l’arrière, puis elle l’avait vu s’éloigner avec la carcasse tordue dans les bras. Pourquoi l’emmenait-il ? Il faudrait bien le ramener à ses parents, quand même ! Il avait contourné la petite maison de planches et elle ne l’avait plus vu. Enfin, au bout de quelques minutes il était revenu, les mains vides.

L’homme l’avait aidé à descendre avant de la porter jusqu’à l’entrée. La cabane ressemblait à un chalet, tout en bois, mais la peinture s’écaillait. Ce n’était pas très joli, avait-elle pensé.

A l’intérieur, il lui avait dit de ne pas s’en faire : il possédait un produit qui ne piquait pas. Quand ses jambes seraient soignées, alors il la remmènerait chez elle.

Il lui avait demandé de s’asseoir près de la table de la cuisine et de l’attendre. Tout dans cette maison paraissait sale, vieux et délaissé. L’homme était revenu avec une grosse boîte en plastique contenant des tas de médicaments. Il lui avait tendu un verre d’eau après avoir versé des gouttes dedans, contre la douleur avait-il dit. Elle avait avalé le breuvage amer sans protester, elle qui râlait toujours à la maison pour se soigner. Pendant ce temps, le monsieur lui avait tamponné la peau avec un coton imbibé de désinfectant. Il lui avait même demandé de choisir le sparadrap ! Il y en avait plein, avec des animaux, de toutes les couleurs… Océane avait choisi ceux avec des moutons et des petits chiens. Bizarre qu’une grande personne utilise ce genre de pansements, s’était-elle dit, alors que le sommeil la gagnait.

 

Le monsieur était pourtant si gentil.

 

Il l’avait portée dans ses bras. Rien qu’une petite sieste, elle se sentirait mieux après. Il l’avait déposée sur un canapé qui sentait la poussière. Un plaid à carreaux très laid le recouvrait. Dessous, elle avait aperçu des taches et un tissu élimé. La fillette avait voulu garder les yeux ouverts, mais tout s’était brouillé. Pourtant, elle ne faisait plus la sieste depuis longtemps. Elle s’estimait trop grande pour ça. Dormir l’après-midi, c’était bon pour les bébés. Il y avait tellement mieux à faire de son temps… Se pelotonnant en chien de fusil, la gamine avait cédé au sommeil.

 

Le mal de tête la taraudait. Assise dans son coin, à même le plancher rêche, la petite fille se remémorait les évènements de la journée. Elle s’était sentie si libre, les cheveux au vent, l’air frais sur le visage. Si libre…

La liberté… Il lui avait prise en l’enfermant dans cette pièce sombre, à la fenêtre noircie de peinture, sans autre issue que cette porte verrouillée à double tour. Elle ne se rappelait plus comment elle était arrivée là, parce qu’elle s’était endormie sur le canapé du salon. A son réveil, elle n’avait pas compris.

Pourquoi le gentil monsieur se montrait-il si méchant maintenant ? Qu’avait-elle fait ? La peur crispait ses muscles et ses entrailles. Elle avait fait pipi sous elle… Maman allait lui dire qu’elle était sale, parce que ça ne se faisait plus, à son âge.

Que pouvait-elle tenter pour lui échapper ? Lui, si grand, si fort… c’était du moins l’impression qu’elle avait. Un adulte est toujours gigantesque pour un enfant.

 

Elle se recroquevilla, serrant toujours son petit mouchoir.

 

Le monsieur était revenu. Il était resté là, à l’observer. Il lui avait dit qu’elle avait été très vilaine et que maintenant elle allait être punie. Si méchante que son papa et sa maman ne voulaient plus jamais la revoir. De toute façon, si elle ne faisait pas ce qu’il lui demandait, si elle ne se montrait pas très gentille, il lui ferait du mal, à sa maman. Et puis, il avait précisé qu’elle n’était pas la première, que c’était sa spécialité à lui de punir les enfants. Il lui avait dit qu’il s’appelait Père Fouettard. La fillette savait que c’était faux, qu’il disait tout ça pour lui faire peur. Mais ça fonctionnait, elle était terrorisée.

Avant de repartir, il avait déposé un verre d’eau et une tartine de pain. Mais la petite fille n’avait ni faim ni soif. Une boule lui serrait le ventre. Elle avait honte. Honte d’avoir désobéi, honte d’être si mauvaise. Quand on désobéissait, on était toujours puni. C’était logique, normal, inévitable.

 

Oui, elle l’avait bien cherché.

 

L’homme était revenu, plus tard. La gamine ne savait pas depuis combien de temps elle se trouvait enfermée, mais il faisait certainement nuit maintenant. Ses parents devaient s’inquiéter. Elle avait osé lui demander de les prévenir. Le monsieur avait éclaté de rire, un rire mauvais, terrifiant. La cendre de sa cigarette était tombée sur sa chemise, ajoutant des traînées grisâtres aux taches douteuses qui la maculaient. Alors il s’était approché, le mégot entre les doigts.

Elle avait tenté de se débattre, mais la poigne de l’homme l’en empêchait. La brûlure, intense, lui avait arraché un cri. Jamais elle n’avait eu aussi mal. La chute de vélo, à côté ? Une partie de rigolade. Il était ensuite reparti, comme il était venu, toujours en riant. La main plaquée contre son bras, elle avait pleuré, longtemps. Pourquoi était-il si mauvais ?

 

La fatigue avait fini par l’emporter.

 

Le hurlement, déchirant, l’avait réveillée. D’où provenait-il ? Qui l’avait poussé ? La fillette ne le savait pas mais ce bruit l’avait glacée jusqu’aux sangs. Bien réveillée, elle avait tendu l’oreille. D’autres cris avaient résonné, moins forts, comme étouffés. Ce n’était pas ceux d’un adulte, de cela elle était sûre. L’appel désespéré, strident et affolé, venait d’un enfant. Un enfant, comme elle. Alors elle s’était recroquevillée encore davantage, souhaitant devenir aussi petite qu’une souris, les mains plaquées sur ses oreilles, les paupières fermées si fort qu’elles en devenaient douloureuses. Malgré ces précautions, d’autres bruits lui étaient parvenus : des coups sourds, des raclements. Une porte qui claque. Puis le silence. Angoissant. Le monsieur était-il parti ?

 

Le silence peut parfois être plus terrifiant que le vacarme.

 

La petite fille avait attendu, mais il ne semblait pas revenir dans la maison. Une infime lueur s’était mise à filtrer. Le jour s’était-il levé ? Elle s’était dit qu’elle avait certainement passé toute la nuit dans cette pièce. Mais la notion du temps lui échappait. La peinture noire qui recouvrait les carreaux était légèrement écaillée dans un coin, le petit rai de lumière provenait de là. Alors, prenant son courage à deux mains, la gamine s’était levée. Quelques parpaings avaient été stockés dans un coin de la pièce. Sur la pointe des pieds, tout doucement pour ne pas faire grincer le vieux plancher, elle s’était approchée des matériaux. Après une seconde de réflexion, elle en avait traîné un. Lourd mais pas trop, râpeux, la fillette s’était écorché les doigts. Puis elle l’avait posé sous la fenêtre. Le coin du carreau se situait à bonne hauteur maintenant. Elle avait collé son œil pour voir dehors.

 

Et elle avait vu.

 

Le monsieur creusait un trou. Le léger bruit produit par le frottement de la pelle contre la terre arrivait jusque dans sa prison. Le soleil matinal éclairait en biais, au travers des branches d’un grand arbre, et constellait l’homme de petites taches lumineuses et changeantes. Il s’activait, plongeant l’outil et jetant la terre derrière lui. La petite fille ne comprenait pas ce qu’il faisait. Et puis il s’était arrêté. D’un geste sec, il avait planté la pelle dans le sol, droite comme un I. Puis le moustachu était parti sur le côté de la maison, trop loin pour que la petite puisse le suivre du regard. Quelques instants plus tard, l’homme était revenu. Il poussait devant lui une brouette emplie de chiffons. Lorsqu’il avait versé le contenu dans le trou, la petite avait plaqué sa main sur sa bouche pour étouffer le cri qui avait jailli, clair et aigu. Le monsieur s’était redressé et avait regardé vers la maison. Vers elle ? Pouvait-il la voir ? Alors elle s’était jetée au sol, roulée en boule, pour qu’il ne la remarque pas. Et pour ne plus voir. Ne plus voir ces deux petits pieds qui dépassaient des chiffons.

 

Etait-elle la prochaine ?

 

Elle s’était remémoré des bribes du passé. Les grandes personnes parlaient parfois, pensant qu’elle n’écoutait pas, occupée à ses jeux. Surtout après avoir regardé le journal télévisé. Elle, cela ne l’intéressait pas, elle préférait les dessins animés. Mais les adultes prenaient cet air sérieux et grave des moments importants. Ils lui faisaient la morale. Elle avait vu aussi ces affiches, placardées sur les murs et les vitrines, des enfants avaient disparu lui avait-on expliqué… Ses parents lui disaient que certaines personnes n’étaient pas gentilles avec les gosses, qu’elles leur faisaient du mal. Il s’agissait de ces fameux moments où on lui rabâchait de ne pas parler aux inconnus. Maintenant, la gamine savait. Elle savait que ces histoires étaient vraies, ces histoires d’ogres et de croquemitaines. Les contes de fées… et si ce n’était pas des légendes, finalement ?

 

Mais dans les films et les dessins animés, les histoires finissaient toujours bien, non ?

 

Elle s’était mise à cogiter, assise dans son coin, le mouchoir en main. Elle avait respiré encore une bouffée de cette odeur si rassurante mais qui semblait s’estomper, déjà. Que ferait sa maman à sa place ? Ou un de ses héros préférés ? Ils ne resteraient pas assis, sans bouger, à attendre l’ogre, ça non !

Si Peter Pan se faisait attraper par Crochet, comment s’en sortirait-il ? Elle s’était mise à réfléchir. Son imagination avait prit le pas sur sa peur. Elle pouvait presque voir le petit garçon au bonnet vert assis là, dans un coin, près d’elle.

Sa respiration s’était accélérée, les battements de son cœur aussi, mais elle n’y avait pas prêtée attention. Le stress, la terreur la rongeaient, leurs petites dents aiguisées se frayaient maintenant un chemin dans sa poitrine, grignotant jusqu’à son cerveau.

Un grincement. Des bruits de pas se rapprochaient. La petite fille avait essayé de se tasser davantage alors que la clé tournait dans la serrure.

L’homme était entré. Il avait posé près d’elle une gamelle métallique, avec une fourchette et un verre d’eau. Le plat ne sentait pas bon. Le croquemitaine lui avait jeté un regard mauvais et lui avait dit de manger. Il avait ajouté qu'elle aurait besoin de force, pour plus tard. Il était ressorti en riant. La porte avait claqué et le silence s’était réapproprié les lieux.

Au bout de quelques minutes, la gamine avait regardé le contenu du récipient. Des haricots en grains. Elle n’aimait pas trop ça, d’habitude. Mais là, c’était encore pire. Les légumes, déjà froids, baignaient dans un jus trouble, guère appétissant. Alors, d’un geste rageur, la môme avait envoyé l’écuelle se fracasser à l’autre bout de la pièce. Les fayots s’étaient répandus, embaumant l’air de remugles de vieille conserve.

Retournée dans son coin, les bras autour des genoux, la gamine avait réfléchi. Quelque chose d’indéfinissable parcourait ses veines, gonflait ses muscles, accélérait sa respiration, dilatait ses pupilles jusqu’à faire ressortir le moindre détail avec la clarté du cristal. L’adrénaline se mêlait à son organisme comme une vague puissante et dévastatrice. Elle savait que si elle restait là, à attendre, elle ne rentrerait jamais chez elle. Alors pourquoi ne pas essayer ? Peter Pan lui avait souri et il avait murmuré à son oreille. Son petit bonnet de travers, il lui avait inspiré quoi faire…Qu’avait-elle à perdre ? Rien. C’était ce que lui soufflaient ces vibrations qui rampaient sous sa peau…

 

Alors elle s’était décidée.

 

Traîner les lourds parpaings n’avait pas été si difficile. Ils semblaient même plus légers que ceux déplacés plus tôt. Mais un peu de poudre magique de la fée Clochette l’aurait bien aidée. Par contre, elle ne devait surtout pas faire de bruit. Elle en avait disposé trois, juste devant la porte, à la limite d’ouverture du battant. Puis, elle avait brisé le haut de son verre en le frappant contre l’un des blocs restant. La fillette avait fait deux grands pas à partir des parpaings et avait posé le verre brisé au sol. Les bords coupants, déchiquetés comme un horizon montagnard, se dressaient, aiguisés. Juste à côté du verre, dans un interstice du plancher, la gamine avait planté le manche de la fourchette. Les dents de l’ustensile montaient la garde, droites et fières. Elle avait un instant contemplé son œuvre dans le rai de lumière déclinant. Bientôt, il ferait complètement noir dans la pièce. On n’y verrait plus rien.

Alors, résignée et patiente, la petite fille s’était rassise dans son coin. Et elle avait attendu, Peter à ses côtés.

 

Pas très longtemps.

 

Une nouvelle bouffée d’énergie avait monté et enflammé ses joues. Les bruits de pas s’étaient rapprochés. Le bruit de la clé avait résonné comme le glas de son insouciance enfantine. Une pâle lumière s’était infiltrée par l’ouverture, pas assez puissante pour pénétrer la prison et en chasser les ténèbres. Comme les autres fois, l’homme s’était avancé sans allumer…

Son pied avait buté contre les parpaings. Déséquilibré, il avait battu des bras. Dans d’autres circonstances, la gamine l’aurait trouvé comique, comme un gros oiseau cherchant à prendre son envol. Et il s’était étalé de tout son long avec un gros « boum ». Le sol avait tremblé sous le poids, la petite fille en avait ressenti les vibrations. Peut-être fut-ce le déclencheur ? Elle avait enfin réagi et s’était vite levée. Gonflée de haine et de vengeance.

Elle avait tressailli en passant à côté du méchant homme. Instinctivement, elle avait sautillé, au cas où il aurait voulu lui attraper les chevilles. Mais allongé comme un gros ver, il râlait et gesticulait, les mains serrées sur sa gorge. Les tressautements secouaient sa masse de manière grotesque. Et cette flaque brun-rouge qui s’étalait sous lui…

Hypnotisée, la gamine le fixa. Le verre brisé et la fourchette s’étaient enfoncés au niveau de la gorge de son geôlier. Un morceau brillant s’était fiché dans un œil qui ressortait comme une baie luisante et trop mûre. Vision écœurante, effrayante et pourtant… si fascinante. Un instant aimantée par l’horreur du spectacle, elle avait pris sur elle et s’était rapprochée, doucement. La blessure, grave, ne pourrait empêcher l’homme de se relever. Cela s’était imposé comme une évidence. Il lui fallait agir…

La petite se pencha et souleva le parpaing. Il lui paraissait tout léger à présent. Debout au-dessus de l’ogre, elle écarta un peu les jambes pour affirmer son équilibre. Et elle avait laissé tomber le bloc. Juste sur sa tête. L’homme avait poussé un cri. Pas assez fort. Alors elle avait ramassé son gros Lego ensanglanté pour recommencer. Encore. Et encore.

A la fin, elle lui avait donné un coup de pied. Juste pour vérifier. Le corps flasque et sans vie avait remué, juste un peu, comme un flan.

L’instant d’après, elle s’était élancée au-dehors. Malgré son genou douloureux, elle avait couru sur ce chemin poussiéreux que la lune faisait miroiter entre les arbres, ce chemin qui, plus tôt, l’avait mené en enfer.

 

Le chemin de la délivrance.

 

Lorsque la voiture de police qui patrouillait à sa recherche s’était arrêtée, la petite fille n’avait pas bougé. Elle était restée là, sur le bas-côté, fixant les gyrophares, un étrange sourire étirant ses jolies lèvres. Le policier s’était approché. Il lui avait parlé mais elle ne l’écoutait pas. Non. Elle n’entendait rien à part un ronronnement lointain. Enfermée dans son monde, dans un coin de sa tête, elle savait. Elle savait maintenant que oui, les ogres existaient, mais que non, ils n’étaient pas invulnérables. Et qu’elle pouvait les vaincre. Elle s’était mise à sourire aux pensées inavouables qui traversaient son esprit. Vengeance. Revanche. L’obscurité n’était pas si effrayante en fin de compte. Elle avait été son amie et l’avait aidé à triompher. Car une chose était sûre : personne ne se douterait de sa métamorphose…

La prochaine fois que quelqu’un s’approcherait trop, pour la gronder ou simplement lui parler, alors elle saurait comment réagir. Oui. Les grands ne lui feraient plus peur. Et les garçons de l’école ne lui tireraient plus les couettes. Au contraire, eux ne se méfieraient jamais d’elle, la jolie petite fille aux grands yeux bleus si innocents.

Elle était revenue à la réalité lorsqu’il lui avait agrippé le bras. Une hésitation, la main crispée sur la fourchette… S’il la touchait encore… Peter Pan voletait derrière le policier et il mima un geste explicite, passant son pouce contre sa gorge, la langue tirée et les yeux révulsés. La fillette secoua imperceptiblement la tête. Non, elle ne devait rien montrer. Pas encore. Pas maintenant. Pas ici.

Alors, feignant une moue contrite, elle lui avait avoué qu’elle avait fait une bêtise. Une grosse, une très grosse bêtise.

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