top of page

LE MARCHAND DE SABLE (Agent spécial Léa Bacal, tome 7)

 

 

CHAPITRE UN

 

« Avoir des enfants est la seule façon d'échapper à la mort. »

Maurice Donnay ; Le torrent (1899).

 

Ce début d’automne s’annonçait comme un été indien. Les terrasses ombragées étaient surpeuplées par des gens devisant joyeusement, heureux de profiter de ce samedi ensoleillé. Les rues piétonnes, comme des veines bouchées par le cholestérol, peinaient à laisser évacuer les flots humains qui erraient, lunettes de soleil sur le nez, au ralenti, comme pour arrêter le temps. Des odeurs de pâtisseries et de crêpes envahissaient l’air, mélangées aux parfums des promeneurs, eux-mêmes teintés de monoï et de protection solaire. Des gosses hurlaient leur désir de glace ou pleuraient une fois la boule pleine de crème étalée sur le bitume, trop chahutés par la foule pour maintenir leur cornet correctement. Malgré l’arrivée d’octobre, des hirondelles retardataires ne semblaient pas pressées de quitter leur havre d’été, encore agglutinées sur les fils électriques comme des notes de musique ou sifflantes dans l’azur à la poursuite de moucherons peu coopératifs.

Et c’est au milieu de cette cohue bigarrée que j’avançai tant bien que mal, Adeline agrippée à mon bras comme une sangsue sur un hémophile.

Tartinée de crème haute protection comme un petit beurre, planquée sous un large chapeau de paille, elle me serrait de près sans cesser de babiller comme une gosse surexcitée. J’avoue que je ne l’écoutais plus que par intermittence, acquiesçant d’un geste machinal de la tête, sans même savoir de quoi elle parlait. Quoique le sujet n’avait pas tellement évolué depuis qu’elle était passée me prendre chez moi pour cette virée shopping : à savoir sa sœur. La journée s’annonçait longue, très longue…

― …tout ce temps, quand même. Enfin, je suis tellement contente qu’elle m’adresse à nouveau la parole !

J’opinai en silence et désignai la terrasse ombragée d’un salon de thé. Un groupe de quatre personnes s’apprêtait visiblement à quitter une table et mieux valait se préparer à sauter dessus si on voulait une petite chance de siroter au frais.

― Viens, magne-toi. Sinon, la place va nous passer sous le nez.

Je tirai sans ménagement sur le bras d’Adeline et l’entraînai dans mon sillage vers la place tant convoitée. J’avais chaud. J’avais soif. Et avant même d’attaquer l’après-midi shopping programmée, j’en avais déjà ras-le-bol.

― Maintenant, reste plus qu’à faire en sorte que mes parents suivent le mouvement et daigne revoir leur fille chérie…

Je soupirai et tirai ma chaise métallique afin de m’installer. Son crissement sur le bitume m’arracha les dents.

― Il leur faut du temps. Tu sais, ce ne doit pas être facile pour eux de concevoir que leur fille fait partie du peuple de la nuit.

Adeline afficha un sourire forcé et grommela :

― Ouais. À croire qu’ils auraient préféré que je sois morte. À ton avis, j’aurais dû refuser l’offre de Ghost et me laisser crever ? Ils seraient plus contents d’aller fleurir ma tombe tous les dimanches ? J’ai du mal à les suivre…

Je haussai les épaules. Que pouvais-je lui répondre ? Je n’étais pas à leur place. Je savais d’expérience que beaucoup d’humains ne toléraient pas l’existence ouverte des créatures. En accepter une au sein de sa propre famille demandait un esprit très large, une tolérance hors du commun. Pour beaucoup, cela revenait à permettre à un serial killer psychopathe de s’asseoir à la table des fêtes de famille. En espérant ne pas figurer au menu…

Le serveur arriva, plateau en main. Il semblait avoir trop chaud sous sa chemise et son gilet noir. Des perles de sueur brillaient sur son front et c’est d’une voix maussade qu’il nous demanda ce que l’on désirait.

― Un Coca pour moi, et ne lésinez pas sur les glaçons.

Un coup d’œil à Adeline qui, évidemment, n’allait rien boire. Avant que le serveur pique une crise – nous prenions une place qui pouvait servir à de vrais consommateurs – j’ajoutai :

― La même chose pour mon amie.

― Merci… souffla-t-elle.

― De rien. Alors, pour en revenir à ta sœur, c’est pour quand ?

Adeline se dandina sur sa chaise, un sourire béat sur la face.

― Mi-novembre ! Tu te rends compte, je vais être tata ! Moi !

Le serveur revint, posa les verres remplis de glace, décapsula d’un geste sûr dû à des années de pratique les deux petites bouteilles, balança presque la coupelle où trônait l’addition, avant de repartir cavaler vers de nouvelles commandes. Je nous servis.

― Moui… c’est chouette… marmonnai-je tout en avalant une gorgée fraîche. Tu connais le sexe du bébé ?

― Oui, elle me l’a dis. Une fille ! Oh, ce que je suis excitée ! Je vais pouvoir la gâter à Noël, pour ses anniversaires, l’emmener se promener, jouer avec elle…

― T’emballe pas trop, la coupai-je. Ne brûle pas les étapes.

Adeline se renfrogna.

― Que veux-tu dire ?

Je manquai de m’étrangler avec le soda. Elle le faisait exprès ou quoi ? Pour sa famille, Adeline n’existait plus depuis sa transformation. Plus personne ne lui parlait. Ils la considéraient tous comme morte. Définitivement. Enterrée. Alors OK, sa sœur venait de franchir un cap, mais de là à lui confier sa môme…

― Eh bien, c’est super que ta frangine ait repris contact avec toi, tout ça… mais laisse lui du temps pour qu’elle t’accorde une confiance totale.

Voilà, j’avais réussi à tourner la chose de façon hyper fine et diplomate. Tout moi ça. Adeline ne fut pas dupe.

― Tu penses qu’elle croit que je pourrai lui faire du mal ? À ma propre nièce ? Que je pourrais m’attaquer à un bébé sans défense ?

Son ton avait grimpé et je cueillis au passage quelques regards surpris ou gênés vers notre table.

― Baisse le volume, tu veux. Regarde les choses en face. Tu es un vampire. Qui plus est un récent vampire. Pour elle, tu n’es sans doute qu’une bombe à retardement. Alors, oui, elle te reparle, oui, elle t’annonce sa grossesse déjà bien entamée, mais de là à te demander de faire du baby-sitting… Crois-moi, tu vas devoir la gagner, sa confiance. Désolée d’être abrupte, mais parfois Adeline, je te trouve bien naïve.

Mon amie baissa les yeux et se mit à triturer nerveusement l’ourlet de son chemisier. Malgré l’ombre de son chapeau et l’inclinaison de sa tête, je pouvais voir la lueur émeraude qui se reflétait sur ses pommettes.

― Je sais. Je m’emballe. Mais j’aimerais tellement que tout soit… que tout soit comme avant.

J’avais bu mon soda d’une traite et Adeline poussa devant moi son verre recouvert de buée. Les glaçons avaient déjà bien fondu et le liquide flirtait dangereusement avec le bord.

Elle se redressa, se composa un visage souriant et se lança :

― Bon, assez parlé de moi. C’est censé être ton jour ! Tu as fait une liste ? On commence par quoi ?

Et merde. Inutile de repousser l’inéluctable. J’allais devoir m’y coller.

― Ben, peut-être par l’essentiel. La robe.

 

À l’ombre d’une ruelle piétonne, Adeline m’attrapa par le bras et me stoppa net.

― Avant ta robe, as-tu pensé aux fleurs ? Je connais un fleuriste épatant dans cette rue. Ses produits sont toujours magnifiques et super frais. Ghost passe souvent m’en acheter chez lui… Il faut que tu réserves d’avance ton bouquet, sinon tu n’auras rien de beau. Et pour la déco de la salle aussi…

Adeline était aussi excitée que s’il s’agissait de son propre mariage. Pourtant non. Qui l’eut crû ? Léa Bacal, agent spécial du GIAR, fine lame et chatouilleuse de la gâchette, plus portée sur le combat rapproché que sur la romance allait se marier. Comme quoi, tout est possible en ce bas monde…

Soudain, mon esprit s’envola et je revis Charles comme si c’était hier. Bon, ça ne remontait pas aux calanques grecques non plus, juste l’été précédent. Deux mois à tout casser. Ma voiture avait été pulvérisée façon puzzle par une démone particulièrement vacharde. Et le Grand Connétable d’Auroville n’avait rien trouvé de mieux que de m’offrir une super bagnole ! Pas une Twingo ni même une petite citadine banale… Non, Monsieur Charles m’avait filé une Audi de folie. Le genre de caisse qui a plus sa place sur un circuit que sur une route. Il avait mis la clé dans une petite boîte et me l’avait tendue comme s’il s’était agit d’un bijou. Ou d’une bague de fiançailles. Sa façon à lui de me faire sa demande. J’avais failli tomber dans les pommes. Conséquence de l’effet de surprise ou d’un manque d’oxygénation du cerveau, j’avais dit oui. Du coup, je me retrouvais là, avec Adeline, pour les préparatifs.

― Stop. Pour la salle, laisse tomber. Charles s’en occupe. Je ne sais même pas où c’est.

― Il ne t’a rien dit ?

― Non. Je crois qu’il veut me faire la surprise.

― Et pour les invitations ? Il faut bien que tu communiques l’adr…

Adeline s’arrêta au milieu de sa phrase, mais trop tard. Elle venait de réaliser sa boulette. En effet, quelles invitations ? Je n’avais personne. Plus de famille. Plus d’amis. Du moins, aucun qui respirait. Bien-sûr, mon supérieur au GIAR serait convié, mais à part lui… il y avait bien aussi la mère de celle qui fut ma meilleure amie, Astrid. J’hésitais encore à l’inviter. Lui étaler mon bonheur sous le nez alors qu’elle ne mènerait jamais sa fille devant l’autel…

― Laisse tomber. Bon, on va les voir, ces fleurs ?

 

J’avais refusé le bouquet rond de roses blanches. Trop classique. Et puis, j’étais loin de l’image de la délicate jeune fille aux épaules frêles, image que renvoyait ce type de produit. Je m’étais rabattue sur une composition plus colorée, un bouquet « romantique » comme le fleuriste l’appelait. Des dizaines de fleurs variées, avec des lys et des roses aux teintes rose, rouge et blanche.

Une fois cette première épreuve achevée, je suivais Adeline qui avait décidé de me coacher à la manière d’une Córdula d’outre tombe. Magnifaïïïïque ! Elle m’entraîna dans un dédale de ruelles à la recherche de la boutique mariage dans le vent où trouver ma robe, mes chaussures, la lingerie qui enverrait Charles sur Neptune… bref, la panoplie complète de la parfaite petite mariée. Inutile de préciser que ça commençait à me gonfler sévère. J’en étais presque à espérer croiser la route d’une créature pour me dégourdir les phalanges et échapper à la torture shopping.

Adeline bloqua net devant un magasin de vêtements situé à l’entrée d’une galerie marchande. Pas vraiment spécialisé mariage, sa devanture étalait des tenues allant du classique working girl au chic cocktail.

― Dis, on peut regarder là deux minutes… je voudrais voir si je me trouve une robe !

Comment dire non devant sa moue suppliante et son regard humide.

― Vas-y.

Au point où j’en étais.

Adeline fonça au travers des rayons et je filai en direction des cabines, croisant les doigts pour y trouver un siège où poser mes fesses.

Avachie dos au mur, je vérifiai mes messages tandis que ma comparse empilait des robes sur son bras avant de s’engouffrer derrière un rideau.

― Celle-l�

― Bof.

― Et ça ? Elle me grossit pas ?

― Non. Mais la couleur ne va pas à ton teint.

― Que dis-tu de celle-ci ?

L’avantage avec une copine vampire, c’est que le changement de tenue ne prend que quelques secondes. Adeline entrait et sortait de la cabine comme sur un film passé en accéléré. Et ça m’allait tout à fait…

― Je vais prendre la robe bleu-nuit.

― Bon choix.

― Je veux te faire honneur à ton mariage, porter une tenue qui sera à la hauteur de l’évènement… et – elle m’envoya un clin d’œil rieur – Ghost m’a laissé sa carte de crédit !

À mon grand soulagement, nous nous dirigions enfin vers les caisses lorsqu’un cri retentit. Et vu le ton, il ne s’agissait pas d’une femme s’étant retourné un ongle. Tous les clients se figèrent et pivotèrent la tête dans la même direction.

-----------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

 

CHAPITRE DEUX

 

Le visage aussi rouge qu’une débutante au bal de promo, la femme gueulait comme un putois, poussant les portants à vêtements, bousculant les clients sidérés. Vêtue d’un legging qui ne laissait aucune place à l’imagination – ses formes rondelettes étaient si moulées qu’elle aurait pu être à poil, – d’un tee-shirt difforme et chaussée de sandales à semelles de liège, elle faisait un peu tache dans ce magasin où les articles, sans être luxueux, se situaient tout de même dans une gamme supérieure.

― Cindy ! Ciiiiiiindy !

Une vendeuse tenta une approche. Pas évident quand la cible tourne à droite, à gauche, fouille du regard tous les recoins sans vous calculer un seul instant. Adeline et moi nous approchâmes pour lui prêter main forte.

― Madame ? Madame ? Calmez-vous…

La femme pivota vers moi, l’air à la fois furibarde et paniquée.

― Je me calmerai quand j’l’aurai trouvée ! Elle fait chier cette môme !

Bon, a priori elle cherchait sa gamine qui avait pris la poudre d’escampette. Un grand classique dans les magasins. Je tentai de la rassurer.

― Si vous voulez que l’on vous aide à la retrouver, calmez-vous. S’il vous plaît. Sinon, on ne va pas y arriver. D’abord, quel âge a-t-elle ?

La femme passa sa main aux ongles rongés dans sa tignasse décolorée. Elle tournait toujours la tête dans tous les sens, se hissant sur la pointe des pieds. Elle me fit penser aux suricates, ces petites bestioles africaines qui surveillent les alentours de leurs terriers. Un très gros suricate.

― Je… Elle va avoir quatre ans le mois prochain.

― Bien. Que porte-t-elle ?

Devant son air ahuri, je précisai :

― Ses vêtements ? Elle porte quoi ?

― Ah, euh… un tee-shirt et un legging.

Bon. Telle mère, telle fille.

― La couleur ?

― Hein ? Ah, rose le legging. Et le tee-shirt, il est blanc, avec la Reine de Neige sur le d’vant.

― Et ses cheveux ?

― Blond. Elle est blonde et ils sont attachés en queue d’cheval.

― Bien. Merci.

Je me tournai vers la vendeuse.

― Vous pouvez passer un appel avec sa description ? Elle ne doit pas être bien loin, un client va la ramener aux caisses.

― Tout de suite.

La jeune femme pivota, l’air soulagée d’échapper à la mégère. Un instant plus tard, sa voix suave de commerciale aguerrie crachotait dans les haut-parleurs.

« La petite Cindy âgée de quatre ans s’est perdue. Elle porte un tee-shirt Reine des Neiges et un legging rose. Si vous la voyez, merci de la ramener vers les caisses où sa maman l’attend ».

― Voilà, dans deux minutes vous pourrez la serrer dans vos bras et lui faire un gros câlin. Vous en serez quitte pour une petite frayeur, lançai-je en souriant.

La femme me jeta un coup d’œil sans la moindre trace de reconnaissance.

― Un câlin ? Ouais, ben elle va surtout s’en prendre une ! Elle fait qu’se tirer sans rien dire, y’en a marre !

Adeline et moi échangeâmes un regard qui en disait long sur l’amour maternel qui suintait de cette bonne femme. À la place de la gamine, nous aurions fuit aussi depuis longtemps !

 

Une fois sa robe payée, Adeline m’entraîna hors du magasin où la femme vitupérait toujours. Nous nous glissâmes juste de l’autre côté du couloir de la galerie, dans une boutique d’accessoires, où Adeline acheta quelques bijoux fantaisies et une pochette remarquablement bien assortie à sa nouvelle robe. Mais au fait, cette journée n’était-elle pas censée m’être consacrée ? Adeline dut lire dans mes pensées…

― Oh là là, faut que j’arrête ! Passons à tes achats.

― Mouais. Une pause avant ?

J’en avais ras le bol de cette galerie marchande surchauffée, de tous ces clients agités, des bousculades, des spots criards, du fond musical façon top 50. Les étiquettes, les articles, tout se mêlait dans une ronde psychédélique qui n’allait pas tarder à me donner la nausée. Adeline me désigna l’enseigne de Chez Paul où l’on pouvait s’installer pour grignoter ou boire un verre. J’acquiesçai.

 

De là où nous étions, je pouvais encore voir la devanture du magasin de vêtements. Une petite troupe de curieux s’était agglutinée et des vigiles de la galerie tentaient de les maintenir en retrait. Au milieu, la mère de famille s’agitait et braillait, bien que je fusse trop loin pour entendre ses vociférations.

― On dirait bien que la gamine a décidé de faire tourner sa mère en bourrique, murmurai-je, presque pour moi-même.

― C’est sûr ! Il y a un Toys R Us un peu plus loin. Je te parie vingt euros qu’elle est partie faire sa liste au Père Noël !

J’opinai lentement, à moitié convaincue.

― À quatre ans, les jambes sont courtes mais ça pédale vite. Peut-être… j’espère qu’ils vont la retrouver rapidement.

― Parlant de gosses… Adeline hésita avant de poursuivre, l’air gênée. Charles et toi… enfin, je veux dire, ça va pas te manquer ?

Je triturai le set de table en papier, sans savoir quoi répondre à cela.

― Je ne sais pas. De toute façon, avec ma nature hybride, je pense que la question ne se pose pas.

Adeline hocha la tête, doucement.

― Et ton avenir avec lui ?

― Comment cela ?

Elle soupira, ses yeux toujours en mouvement afin de bien se garder de croiser les miens.

― Eh bien, l’âge, tout ça…

Je ricanai et lâchai le set à moitié déchiqueté.

― Tu veux parler de ma date de péremption ? Je sais bien qu’il va rester comme ça, pour toujours, alors que moi je vais vieillir. Bon, déjà ma nature spéciale va me rallonger un peu l’existence, ça me donnera un léger répit. Mais je ne me voile pas la face. Ça va poser problème un jour.

― Et ?

Je saisis mon verre et avalai une longue gorgée, avant de le reposer un brin trop sèchement sur la table.

― Et ce jour là je le quitterai.

Adeline me fixa, les yeux ronds.

― Tu n’y penses pas ! Une union entre vampires ne saurait être brisée.

Je braquai mon regard sur elle, à mon tour, inflexible afin qu’elle comprenne bien.

― D’une, je ne suis pas un vampire. De deux, ma décision est prise. Et il le sait.

Adeline secoua doucement la tête et baissa les yeux.

― Il existe une autre option, tu sais.

― Je sais. Et c’est non. Je refuse. Je ne veux pas être comme vous. Je veux profiter de ce qui m’est offert tant que c’est possible. Et le jour où je me regarderai dans le miroir et y verrais un truc qui cloche, alors ce sera fini. Point barre.

Une lueur émeraude illumina les pupilles de mon amie.

― Pas comme nous, siffla-t-elle.

― N’y vois aucune insulte ou manque de respect. Je ne tiens pas à l’immortalité, par contre je tiens à ce que ma vie s’achève un jour, et que la mort mette un terme à mes douleurs, mes souffrances, comme pour tout un chacun. Le cycle naturel des choses, en quelque sorte.

Adeline eut la présence d’esprit de ne pas continuer cette discussion. Je finis mon verre, payai, et nous continuâmes, direction la boutique nuptiale.

 

― Que penses-tu de celle-ci ?

Adeline, tout sourire, tendait le doigt vers une robe incrustée de brillants sur le haut et qui s’évasait en une multitude de couches vaporeuses.

― Non. Trop meringuée. Je veux un truc sobre. Tout simple.

La vendeuse qui nous collait aux basques depuis notre entrée affichait toujours son masque commercial, pourtant je la sentais au bord de la crise de nerfs après mon énième refus.

― Attendez, je crois que j’ai ce qu’il vous faut. Mais c’est un modèle de l’an passé, je dois aller voir dans la réserve.

Je haussai les épaules en signe d’assentiment et elle fila dans l’arrière-boutique. Adeline se laissa tomber sur un pouf de velours grenat en soupirant.

― Tu ne serais pas un peu trop difficile, non ? siffla-t-elle.

― Difficile ? Non, je sais ce que je veux. Ou plutôt ce que je ne veux pas, c’est tout. Franchement, tu me vois là-dedans ? J’ai pas envie de ressembler à une princesse Disney.

Adeline étouffa un ricanement alors que la vendeuse revenait, une housse zippée passée par-dessus le bras.

― Voilà. C’est un modèle style Empire, couleur champagne. Essayez-là, je suis certaine qu’elle est faite pour vous.

Elle ouvrit la housse et sortit la robe. Elle accrocha le cintre de satin au porte-manteau de la cabine et me fit un geste de la main, m’invitant à tenter ma chance.

Avec un soupir las, je me levai et entrai dans la large cabine. Je me déshabillai sans omettre de défaire l’étui de mon couteau ainsi que mon holster. Pour moi, jamais de jour de repos, je ne sortais jamais sans mes plus fidèles amis. Après tout, on ne savait jamais sur quoi on pouvait tomber. Je pris toutefois soin de les planquer sous mes vêtements en boule, afin d’éviter une syncope au personnel.

En slip et soutien-gorge, je descendis la longue fermeture Éclair qui courait le long du dos de la robe et la passai.

― Adeline ? Tu peux m’aider s’il te plaît ?

Pour une fois, une humaine fut plus rapide que mon amie et la vendeuse se précipita entre les rideaux pour fermer la robe. Elle fit ensuite deux pas en arrière, ouvrit en grand la cabine et s’extasia :

― J’en étais sûre ! Elle est faite pour vous !

Je levai les yeux sur mon reflet.

Le décolleté carré, pas trop plongeant, mettait ma gorge en valeur. Tout le buste était constellé de petites fleurs brodées que l’on retrouvait aussi sur les manches longues de tulle transparent. Cette transparence ne laisserait toutefois pas voir mes cicatrices, un bon point. La taille s’arrêtait sous la poitrine, délimitée du bas par un ruban de satin. Ensuite, la jupe tombait droite, sans fioriture. Une robe toute simple, mais classe. De mon point de vue.

La tête d’Adeline apparut dans le miroir, par-dessus mon épaule. Encore un cliché savamment entretenu en littérature qui pouvait se casser la figure : hé oui, les vampires ont un reflet !

― Super ! Géniale ! Trop top cette robe !

J’allais rétorquer lorsque mon portable sonna. Le clairon de cavalerie avait été attribué au commandant Boissier, je me doutais donc que les emmerdes arrivaient à grands pas.

 

― Quelque chose ne va pas ? demanda Adeline, inquiète.

Je remis le portable sur le tas de vêtements et fis signe à la vendeuse de m’aider à dégrafer le dos de ma robe.

― Je la prends. Mais pas maintenant. Vous me la mettez de côté ? Je dois filer, une urgence au boulot…

Adeline me fixait toujours dans l’attente d’une réponse. Je ne pouvais pas m’exprimer clairement devant une civile et lui fis les gros yeux. Parfois, Adeline manquait vraiment de subtilité…

Une fois dehors, je pus enfin m’expliquer.

― C’était le Centre, comme tu te doutes. Un corps a été découvert, du coup je dois y aller. Je te laisse prendre le bus pour récupérer ta caisse sur mon parking. Tu ne m’en veux pas ?

― Mais non, voyons ! Boulot, boulot !

― Et puis, vois le bon côté des choses : pour la robe, c’est fait !

― Yes !

Adeline me gratifia d’un clin d’œil complice avant de me faire la bise. Je l’abandonnai au milieu de la galerie marchande et filai à grands pas vers ma voiture. Les détails donnés au téléphone m’avaient prévenue que j’allais encore tomber sur une scène particulièrement sordide. Détails que j’avais omis de préciser à mon amie.

​

​

----------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

​

CHAPITRE TROIS

 

J’eus du mal à repérer l’endroit malgré l’adresse rentrée dans le GPS. Il faut dire que dans le genre paumé, c’était bien trouvé. En dehors de la ville, j’avais suivi une départementale avant de m’enfoncer dans un chemin communal. Puis, j’avais dû laisser ma caisse le long d’un talus herbeux. D’autres véhicules du Centre s’agglutinaient déjà dans ce trou de verdure éloigné de tout. Là, enfin, j’allais pouvoir me dégourdir les jambes.

Le terrain en pente s’inclinait doucement vers un petit ruisseau noyé dans les fourrés. On l’entendait bien avant de le voir, le ruissellement sur les graviers produisait cette douce musique caractéristique, ce chant qui inspirait les poètes et avait la fâcheuse tendance à jouer sur ma vessie. Les ombres s’allongeaient déjà, l’après-midi touchait à sa fin et le soir n’allait pas tarder à tomber. La température agréable de la journée commençait à bien baisser et un vent frisquet s’était levé, chantant dans les ramures une mélopée triste qui s’accordait à merveille avec la scène qui m’attendait. Mon pied glissa sur une taupinière et mon sens de l’équilibre me sauva la mise in extremis. Dans une courbe du cours d’eau, plusieurs hommes maniaient des machettes afin de faire reculer la végétation envahissante et dégager le lieu du crime. D’autres prenaient des notes ou des photos. Dans sa blouse blanche toujours trop grande, le docteur Franklin Michelet tranchait sur le feuillage sombre et son crâne dégarni renvoyait la lumière des spots comme une boule à facettes. C’est vers lui que je me hâtais.

― Salut Doc ! Ça va ?

Il me jaugea par-dessus ses lunettes épaisses et grimaça ce qui devait s’apparenter à un oui. Puis il fit un geste du menton vers le ruisseau.

― Mieux que notre cliente, en tous cas.

Je me rapprochai de l’eau. Sur la berge sud, à quelques mètres à peine, gisait le corps d’une adolescente ou d’une jeune femme. Impossible d’être sûre car elle était allongée face contre le sol, le visage à demi immergé. Le bas de son corps, au sec, était noirci et une forte odeur de brûlé s’en dégageait.

― C’est complètement paumé ici. Elle aurait pu se décomposer tranquillou sans que personne ne le sache. Qui l’a trouvée ?

― Un agriculteur qui traversait son champ, sur l’autre rive. Perché sur son engin, il a été interpelé par la couleur des vêtements qui tranchait sur la verdure et ça l’a intrigué. S’il avait été à pied, plus près du sol, avec la végétation il n’aurait rien vu, en effet.

Je regardai les jambes noircies. La peau avait tellement cloqué qu’elle se détachait par endroit, laissant apercevoir la chair à vif, suppurante.

― Son agresseur a tenté d’y mettre le feu, sans doute pour éviter toute identification. Un corps étant composé d’eau à plus de 60 pour cent, pas évident, précisa Franklin.

― Agression sexuelle ?

Si je demandais cela, c’est que son pantalon, lui, avait presque totalement disparu, rongé par le feu. Impossible donc de savoir si on lui avait baissé ou non.

― Seules les analyses pourront le dire. Mais mon instinct me souffle que non.

― Elle a été noyée ?

― Même chose Léa, il faut attendre d’être au labo. Nous n’avons pas encore touché au corps. Les photos et les prélèvements d’usage sont effectués, alors faites-vous plaisir.

Ce qu’il pouvait être drôle, Mister Magoo !

 

J’enfilai les gants de latex que Franklin me passa. Je toisai le corps. Vêtue d’un gros gilet couleur moutarde assez hideux, la jeune femme gisait la face dans l’eau glacée. Accroupie, j’attrapai délicatement ses cheveux humides et fis pivoter sa tête. Son visage était d’un blanc de nacre incrusté de sable et de gravillons, ses yeux grands ouverts, sans plus aucune petite étincelle de vie, de celle qui fait pétiller le regard et anime tous les traits. La bouche entrouverte laissait apparaître une dentition peu soignée. À l’image de ses vêtements encore intacts, plutôt sales et mal assortis. Les spots criards installés autour creusaient les ombres et donnaient aux reliefs une expression morbide. Elle semblait me fixer et me supplier : trouve qui m’a fait ça !

Je dégageai son col à la recherche d’une morsure. Le cou était intact. Je la palpai. Mes mains s’enfoncèrent étrangement sur les côtés et je demandai de l’aide à un technicien pour la retourner en douceur. Je retins un haut-le-cœur tandis que mes gants brillaient d’une substance visqueuse.

― Voilà pourquoi c’est pour nous et pas pour les flics, siffla Franklin dans mon dos.

Merci du cadeau.

― Comment la police a-t-elle su le type de blessure sans toucher au corps ?

― Le type qui l’a trouvée a voulu vérifier si elle était encore en vie. Au moment de la retourner… enfin, je vous laisse imaginer sa tête.

Et merde. Ce type risquait d’avoir pollué la scène. Enfin, au point où on en était… L’eau avait lavé le sang en grande partie, pourtant les lambeaux de tissus en étaient encore imbibés et leur couleur d’origine disparaissait dans un camaïeu de brun-rouge.

Sous le gilet, entre les pans d’une chemise à carreaux bleu marine, là où aurait dû se situer l’abdomen, il n’y avait rien. Rien qu’un grand vide. Un creux. Estomac, intestins, utérus, tous ces organes manquaient à l’appel, et sans doute d’autres également. Le labo le dirait plus tard. Les côtes, sur chaque flan, étaient incomplètes, brisées en leur milieu, les bouts déchiquetés et piquants, tendus comme des doigts accusateurs.

Je détournai les yeux de cette fosse ignoble dans le corps et remarquai des rougeurs et des abrasions sur les poignets.

― Cette fille a été attachée, lançai-je. Elle s’est débattue, ses chairs sont entamées.

Je m’approchai du visage et scrutai le blanc de ses yeux.

― Pas de pétéchies sur le tissu conjonctif. Si elle s’était noyée, elle en aurait, non ?

Franklin secoua la tête.

― Pas forcément. Je vous dirais après examen si de l’eau a pénétré les poumons. Vous en saurez plus lorsque vous aurez mon rapport d’autopsie entre les mains. Mais pour moi, elle a d’abord été éventrée, puis jetée là une fois morte.

J’arrachai mes gants d’un geste dégoûté et les jetai dans la petite boîte conçue à cet effet.

― Vous me le faites pour hier, Doc ?

― Comme d’habitude, ma chère Léa. Comme d’habitude…

 

L’agriculteur attendait sagement près d’une grosse machine jaune, plantée en plein champ comme un insecte géant tiré de Starship Troopers. Debout, adossé à sa moissonneuse, les bras aux manches relevées croisés sur sa poitrine, il me regardait avancer dans sa direction, un mégot éteint entre les lèvres. Vêtu d’une salopette à double fermeture Éclair et chaussé de bottes en caoutchouc, on sentait en lui le terrien, l’homme frustre peu enclin à fréquenter ses semblables, plus à l’aise au milieu des bois avec un chien que dans le métro aux heures de pointe. Pourtant, sous sa barbe des trois jours, je devinais un visage pâle, presque livide, des cernes gris et un regard creusé. Ce type, habitué aux rudesses du climat et entraîné à voir la mort auprès des bêtes, voire d’en tuer lui-même, accusait le coup après sa découverte macabre. Je lui tendis la main et il la serra avec vigueur après avoir ôté sa casquette dans une marque de respect à la fois désuète et attendrissante.

― Agent Léa Bacal, GIAR. J’aimerais vous poser quelques questions.

Il hocha la tête.

― Vous êtes monsieur… ?

― Gastebois. Raymond Gastebois.

― Bien, monsieur Gastebois. À quelle heure avez-vous découvert le corps ?

Il se gratta la tête avec ses ongles en deuil, le regard dans le vague.

― Bah… j’dirais vers deux heures de l’après-midi. Je r’venais d’avoir pris une collation à la grange avec mon commis.

― Vous étiez juché sur votre machine et vous avez vu quelque chose qui vous a attiré l’œil, c’est ça ?

― Ben ouais. Du jaune, c’est pas commun et ça saute aux yeux. J’me suis dis comme ça, va donc voir ce qui traîne dans l’eau. Y’a des gens qui balance tout et n’importe quoi, après les bêtes vont boire et sont malades. C’est qu’une décharge sauvage, ça va vite à s’faire, pis après faut du temps pour tout virer.

― Je vois. Donc, vous êtes venu à pied près de l’eau, et ?

Le quinquagénaire soupira et agita son index dans la direction du ruisseau.

― J’me dis que j’aurais mieux fait de m’péter une guibole que d’aller là-bas. J’ai vu que c’était quelqu’un, j’ai appelé mais… forcément. Après, j’me suis dis qu’elle s’était ptête noyée, alors j’ai voulu la réanimer. Pour ça, fallait la mettre sur le dos. J’vous dis pas le cri qu’j’ai poussé ! On a dû m’entendre jusqu’à l’autre bout du canton.

― Et vous êtes bien sûr qu’il n’y avait rien là avant ?

― Pour ça non. Je suis passé au même endroit hier au soir, un veau s’était carapaté. J’peux vous jurer qui y’avait rien.

― Et sinon, vous n’avez rien vu, rien entendu d’inhabituel ?

― Non. Vous savez, il passe pas grand-monde dans l’coin.

― Merci.

Je lui tendis ma carte.

― Si jamais un détail vous revenait… n’importe quoi, même une chose insignifiante… appelez-moi.

Il la prit, la regarda un instant avant de l’enfourner dans sa poche.

― Oui m’dame. Dites voir ?

― Oui ?

― C’est une bête qu’a fait ça ? J’veux dire, j’ai eu des vêlages alors j’voudrais pas qu’on m’en boulotte.

― Je ne sais pas monsieur Gastebois. Mais je pense que vos bêtes n’ont rien à craindre de ce prédateur là…

 

Au volant de ma belle voiture, je composai le numéro de Charles tout en gardant les yeux fixés sur le ruban d’asphalte qui défilait à toute allure. La nuit était tombée depuis peu, c’était l’heure « entre chien et loup », ce moment où il faut être particulièrement vigilant sur la route à cause du manque de luminosité et de l’obscurité incomplète qui déforment les ombres et modifient les perceptions.

― Salut Charles ! Je t’appelle juste pour te dire que je rentre. Tu passes ?

La voix suave et envoûtante du Grand Connétable d’Auroville résonna dans l’habitable, amplifiée par le haut-parleur.

― Ça dépend. Le désires-tu ?

Bon, il avait envie de m’asticoter.

― Non, pas vraiment, sifflai-je. Mais bon, si y’a rien à la télévision ce soir, tu pourrais m’être d’une quelconque utilité…

Un léger ricanement.

― Hum, je vois. Et, de quelle sorte… d’utilité ?

― Bah, je sais pas… tu pourrais me masser le dos ou les pieds… et plus si affinité…

Un blanc.

― Je ressens beaucoup… d’affinités. Ce soir, tu vas passer une nuit blanche.

Je souris.

― Je dois quand même dormir un petit peu, pour être fraîche et dispose…

Je pouvais presque sentir son souffle à travers les ondes venir me chatouiller le visage.

― Je termine les tâches en cours avant de refiler les rênes à Ghost. Ensuite j’arrive. Et je te promets que tu auras bien des courbatures demain…

Il raccrocha sans même me laisser le loisir d’ajouter un truc. Mon sourire s’élargit. Une bonne soirée ponctuée de câlins torrides pour clôturer une journée passablement merdique. Que demander de mieux ?

 

Je trempai dans mon bain moussant aux notes de jasmin depuis une bonne demi-heure lorsque la porte de l’appartement claqua, ce qui eut le mérite de me tirer de la torpeur dans laquelle je m’enfonçais béatement.

Le panneau séparant la salle de bain du couloir s’entrouvrit légèrement et une tignasse brune apparut dans l’atmosphère embuée, surmontant un visage pâle aux traits ciselés et deux billes d’ambre qui brûlaient d’un feu intense, un feu qui passa rapidement au vert.

― Je vois que tu ne m’as pas attendu… qu’importe.

Le courant d’air se plaqua sur mon visage humide tant il se déplaçait vite. En une fraction de seconde, Charles s’était dévêtu. Debout près de la baignoire, il me laissa juste le temps d’admirer sa virilité avant de se glisser en douceur dans l’eau encore chaude.

― Salut, toi !

Il s’approcha et un mini tsunami se forma entre nous, menaçant d’inonder le sol carrelé de la salle de bain.

― Viens dans mes bras, chasseuse de monstres…

Je ne me fis pas prier et me penchai vers lui. Ses bras me happèrent tandis que nos bouches se scellèrent d’un baiser ardent.

― Tu m’as manqué aujourd’hui… susurrai-je au creux de son oreille.

― À moi aussi… tu ne devais pas t’occuper avec Adeline cet après-midi ?

Je reculai ma tête et le regardai avec un air de chien battu.

― Si, mais… contretemps professionnel.

Charles agrippa mes cheveux et rapprocha mon visage du sien. Sa langue dessina un sillon délicieux le long de mon oreille avant de descendre vers ma gorge. Je fermai les yeux, au bord de l’extase. Ses lèvres vibrèrent contre ma peau rendue trop sensible lorsqu’il parla :

― Rien qui n’implique un de mes semblables ?

Je secouai imperceptiblement la tête.

― Pas que je sache. Je ne sais pas encore quelle créature a pu défoncer le corps de la victime, on verra ça demain…

― Oui. Demain…

 

Ma peau encore humide collait aux draps. J’attrapai Charles par la nuque afin de l’attirer à mes lèvres pour la millième fois de la soirée. Je lui appliquai un baiser lent et sensuel. Charles m’observa d’un air mi amusé, mi sérieux. Le baiser suivant fut plus intense. Charnel, empli d’une intensité sexuelle explosive. Nos corps frottèrent l’un contre l’autre jusqu’à faire jaillir des étincelles. Nos bouches avides se butinaient, jusqu’à la morsure qui atteignait la lèvre, le cou, l’épaule, les seins, au jugé, avec gourmandise.

Lorsque la main de Charles s’égara entre mes cuisses, je crus défaillir.

― Tu en veux encore ?

La petite séance dans la baignoire n’avait été que l’apéritif. Bien-sûr que j’en voulais plus !

― Embrasse-moi ! grognai-je pour toute réponse.

Je lui mordis la lèvre et mes ongles s’enfoncèrent dans ses omoplates. Quelques gouttes du sang de Charles perlèrent. Je les léchai goulûment et le regard de mon amant s’enflamma d’émeraude.

Nos épidermes enfiévrés, hypersensibles, à cran, collés l’un contre l’autre s’échauffaient davantage. La bouche de Charles chercha mes seins et il goba mes tétons durcis. Chacun jouait avec le sexe de l’autre pour voir l’excitation du partenaire monter crescendo. Jusqu’au point de rupture.

Charles n’y tint plus et, d’un coup de rein, plongea en moi afin de libérer toute cette tension sexuelle accumulée. Une boule incandescente explosa dans mon ventre, elle se mit à tourbillonner pour envahir chaque parcelle de mon être. Je poussai un long gémissement rauque qui aiguillonna encore l’ardeur de mon compagnon.

Nous nous agitâmes ainsi longuement, jusqu’à ma décision de prendre les commandes. D’un mouvement de hanches, je le fis basculer et je lui grimpai dessus. Nos doigts s’entrecroisèrent et, la tête rejetée en arrière, je me mis à onduler, de plus en plus vite. Charles lâcha mes mains et agrippa mon bassin pour lui imprimer un mouvement plus profond.

Nos sueurs se mêlaient, nos râles s’unissaient. Nous changeâmes de position, encore et encore, délicatement au début, puis de plus en plus sauvagement.

Nous glissâmes du lit et Charles me retourna à plat ventre. Il me prit encore plus fort, une main dans la mienne, l’autre tenant fermement mes cheveux. L’orgasme montait en puissance, aiguisé comme un rasoir. Nos cris, parfaitement en rythme, s’intensifièrent. Ma respiration, saccadée, hachée, presque sifflante peinait à sortir de mes poumons. Lorsqu’enfin l’explosion finale arriva, tout mon corps se tétanisa. Mes jambes se raidirent, mon souffle se bloqua, mon dos s’arqua. Galvanisés par le plaisir, nous nous élevâmes ensemble vers l’apothéose, à la fois lucides et désincarnés. L’extase finale nous laissa vidés, presqu’inconscients. Au bord de l’infini…

 

Assise en tailleur sur le canapé, j’ouvris un paquet de gâteaux tout en allumant la télévision. Il me fallait reprendre des forces de toute urgence.

Je zappai d’une chaîne à l’autre, à la recherche d’un programme ne nécessitant qu’une partie infime du cerveau. Je tombai sur la fin d’un épisode d’une série policière et y restai. Tout en mâchouillant la pâte sablée couverte de chocolat, je me laissai dériver dans une douce quiétude post-orgasmique. La sirène d’une alerte enlèvement me fit presque sursauter.

Focalisée sur l’écran, je n’en croyais pas mes yeux.

― Charles !

Mon compagnon, alerté par mon cri, rappliqua.

― Que se passe-t-il ?

Je tendis le doigt vers la télévision.

― La gamine disparue… merde, je crois que c’est celle qui manquait à l’appel dans le magasin !

― De quoi parles-tu ?

Je lui narrai succinctement les événements de l’après-midi.

― C’est le même prénom et ils disent qu’elle a disparu dans la galerie marchande. C’est elle ! La môme qui s’est volatilisée dans le magasin de fringues pendant qu’Adeline achetait sa robe.

Charles soupira.

― Cela fait malheureusement partie du quotidien. Espérons que la police la retrouve vite.

Il me regarda et son expression changea.

― Toi, tu as une idée derrière la tête.

― J’y étais, tu comprends. Avec Adeline, on a pensé qu’elle avait juste échappé à sa mère. Mais là, ça change tout. Je me sens… impliquée.

― Et alors ?

― Alors ? demain j’essaierai de voir si je peux aider les flics.

Charles ricana.

― C’est une simple disparition, Léa. Je ne vois pas en quoi tu pourras les aider. Et puis, il n’y a rien de surnaturel là-dedans. Soit elle s’est perdue, soit elle est tombée sur la mauvaise personne. Laisse les faire leur boulot, tu as déjà assez de pain sur la planche, non ?

Je fis la moue, mais ne pus qu’acquiescer.

― C’est vrai. Et pourtant, mon sixième sens me souffle que c’est pas net.

Les bras de mon compagnon m’enveloppèrent et sa bouche effleura ma nuque, ce qui fit immédiatement courir des frissons dans tout mon corps.

― Viens te coucher. Tu ne peux pas t’empêcher de vouloir t’impliquer, même là où on ne t’attend pas.

Pas faux. J’éteignis l’écran plat et, après un rapide brossage des dents, je me glissai sous la couette à ses côtés.

​

​

bottom of page