-Bit-Lit, Fantastique et Thriller-
Anne BARDELLI
Auteure
MANIPULATION (Agent spécial Léa Bacal, tome 3)
CHAPITRE UN
« Et toi qui es ici, âme vivante, va-t’en loin de ceux-ci, qui sont tous morts. »
Dante, La divine comédie, l’Enfer.
Assise sur le lit, la couette remontée contre le torse maintenue par mes genoux relevés, je regardai la neige tomber. Je m’étais juste extirpée de la chaude douceur de ma couche pour ouvrir les volets roulants et écarter les rideaux. À nouveau lovée dans mon cocon, je me laissai aller à la contemplation du spectacle hivernal de dame Nature. Des flocons imprudents se collaient à la vitre pour mieux se liquéfier à son contact. Je me sentais comme eux : éphémère, fragile. En sursis.
Je n’avais pas envie de me lever. À vrai dire, je n’en avais plus envie depuis des mois. Je vivais chaque nouveau jour comme une épreuve. Cela commençait au réveil, lorsque ma main rencontrait l’oreiller aussi vide que la place qu’il occupait. Plus rien n’avait de saveur, même abattre des renégats ne me procurait plus la brûlure d’adrénaline qui me réchauffait auparavant. Ma vie se résumait à un cycle monotone de déplacement-exécution-dodo. Presque le métro-boulot-dodo des citoyens lambda. J’étais tombée bien bas.
Je finis par me faire violence et quittai mes draps froissés d’un sommeil trop agité. Une douche, un café, j’étais prête. Emmitouflée dans mon manteau, un bonnet noir enfoncé jusqu’aux yeux, j’attrapai les clés de ma vieille voiture pour aller bosser. Entre le col relevé, l’écharpe englobant le nez et mon couvre-chef, telle une momie mon champ de vision se réduisait au maximum et je ne réalisai qu’au dernier moment que je marchai sur quelque chose. Ça craquait sous la semelle épaisse de mes bottes. Je baissai les yeux.
Mon paillasson gisait de travers et de la terre maculait la moquette du couloir. Je me baissai pour examiner les gravillons. Je ne me souvenais pas d’être rentrée avec des chaussures aussi sales, et dans ce cas j’aurai nettoyé. On aurait dit que quelqu’un était venu, puis était resté là, sans bouger… Qui ? Et pourquoi ?
Je remis mon paillasson en place. Je passerai l’aspirateur plus tard, je devais filer.
La route était dégagée. Les services de voirie, réactifs pour une fois, avaient fait le nécessaire et les chasse-neiges avaient repoussé sur le côté des monticules qui ne gardaient plus rien de leur douceur virginale : une bouillie virant au marron et parsemée de points d’impact dessinés par les gravillons à chaque passage de voiture. Mon trajet jusqu’au Centre ne me prit que quelques minutes de plus par rapport à la normale. Je me garai et pénétrai le blockhaus aussi gris que mon état d’âme.
Je remontai le long couloir frigide tout en déroulant mon écharpe. La porte du Commandant Boissier s’ouvrit au moment où je passai devant. Hasard ou bien m’attendait-il ?
― Bonjour agent Bacal.
― Bonjour Commandant.
― Je vous laisse vous défaire de votre manteau et prendre un café. Après, venez dans mon bureau.
― Bien, chef.
J’avais hâte de voir quelle mission il allait me confier. L’action, le seul truc qui m’évitait de penser, de me morfondre. Et encore, sans joie, mais toujours mieux que rien.
Délestée de ma tonne de fringues, je zappai la pause-café et rejoignis le commandant aussitôt.
― Alors ? Quel pain sur ma planche aujourd’hui ?
Le Commandant me fixait par-dessus ses lunettes à montures d’acier. Il ne les portait qu’au bureau et ça lui donnait l’air d’un bodybuilder déguisé en prof de lettres. Les coudes sur la tablette, un poing enfermé dans son autre main juste devant sa bouche, il me dévisageait d’un air soucieux. Je n’aimais pas ça.
― Rien que les affaires courantes. Non, je voulais vous voir pour faire le point.
― Le point ? Le point sur quoi, Commandant ?
Il soupira et croisa ses bras contre son torse, se rejetant en arrière dans son siège.
― Sur vous, Léa.
Bon, il m’appelait par mon prénom. Pas bon. Je le voyais venir, il allait jouer au brave patron paternaliste.
― Ça fait combien de temps, maintenant ? Six mois ?
― Sept. C’était en juillet.
Nouveau soupir de sa part.
― Sept mois, donc. Il est temps Léa. Temps de passer à autre chose, temps de vivre votre vie.
Je le fusillai du regard.
― Avez-vous quelque reproche à me faire concernant mon travail ?
― Aucun.
― Bien. Je ne vois par conséquent pas en quoi ma vie privée peut bien vous intéresser, Commandant. Je fais ce qu’on me demande, et je le fais bien. Le reste ne regarde que moi.
Mon ton s’était durci, mais il en fallait plus à Eric Boissier pour le déstabiliser.
― C’est une évidence. Mais quand votre inimitable « joie de vivre » vous pousse à prendre des risques inconsidérés, à mettre votre vie en péril, je me dois de vous mettre en garde. Si vous continuez à jouer les têtes brûlées, je me verrai dans l’obligation de vous coller un partenaire.
― Je bosse en solo.
― Je sais. Et si vous voulez que cela perdure, je vous conseille de vous reprendre. Hunter est parti. Inutile de tout faire pour le rejoindre. Merde Léa ! Vous êtes jeune, jolie, intelligente ! Vous avez toute la vie devant vous alors de grâce, cessez votre comportement stupide ! Vos missions ne sont pas un jeu de roulette russe.
― OK, c’est bon. J’ai compris. Pas la peine d’en remettre une couche.
Je me levai pour partir.
― Léa, je n’ai pas fini. Je veux retrouver l’agent Bacal, celui d’avant. Je ne vous demande pas de vous fendre la poire du matin au soir, mais un petit sourire, une petite étincelle dans l’œil… je veux vous voir… vivante ! Compris ?
― Compris.
Il n’était pas le premier à me reprocher ce goût de vivre inexistant. Charles m’avait déjà bien assez tannée sur le sujet. Je savais que je ne reverrai plus jamais Hunter. Après l’avoir détesté, il était devenu l’homme de ma vie. Et le destin, sous la forme d’un lycan vicieux comme la gale, me l’avait pris. Pour toujours.
― Je vous promets de faire un effort. Tiens, un cinoche ! Une bonne idée, non ?
― A condition d’aller voir une comédie, pas un drame, Léa…
Je refermai la porte du bureau après lui avoir adressé un clin d’œil.
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CHAPITRE DEUX
La journée s’était déroulée paisiblement. Pas d’action, juste de la paperasserie interminable et des recherches sur le Net. C’est donc frustrée que je quittai le Centre. J’avais décidé de tenir ma promesse et de sortir un peu. Je repassai donc rapidement chez moi pour me changer, avaler un morceau sur le pouce, puis je pris la direction du centre-ville.
Avant d’aller au cinéma, je passai par le Lolita, histoire de saluer le Maître. Il était trop tôt, le club n’ouvrait ses portes que bien plus tard dans la nuit. Mais je savais que Charles serait présent.
Je le trouvai juché sur un tabouret du bar. Il épluchait ses comptes tout en sirotant un whisky ambré dans lequel s’entrechoquaient des glaçons. Son sourire s’étira à ma vue et ses yeux brillèrent d’un éclat tranchant comme une lame.
― Que me vaut le plaisir de ton intrusion dans mon antre du vice et de la débauche, belle rabatteuse de monstres ?
Je lui rendis son sourire et me hissai à ses côtés.
― Rien de spécial. Je passai dans le coin.
― Ah oui ?
― Ouais. Je vais au cinéma ce soir.
Charles manqua de s’étrangler avec sa boisson.
― Ça alors ? Tu es sortie de ton état catatonique ? Ravi de l’apprendre !
― Laisse tomber. Mon chef me tanne, tout comme toi, afin que, je le cite, « je reprenne goût à la vie… ».
Le visage de Charles redevint grave.
― Il a raison Léa. Moi non plus, je n’aime pas te voir errer comme une âme en peine. Tiens, on va fêter ça ! Tu bois quoi ?
― Fêter, tu parles ! Comme toi.
Sa main vola vers la bouteille et il me versa une large rasade. Il me jeta un regard en biais.
― Il y a encore quelque temps, te voir amorphe et presque à terre m’aurait fait jubiler.
― Ah oui… Plus maintenant ?Charles haussa les épaules à sa manière habituelle.
― Les choses changent. Autrefois, nous nous serions entretués, alors qu’aujourd’hui… je dois dire que j’apprécie ta présence. J’attends même avec impatience le jour où tu feras tomber toutes ces barrières que tu dresses encore entre nous. En attendant, tiens ! Je trinque à la future capitulation de ma traqueuse préférée !
Je pris le verre. Nos doigts s’effleurèrent et un picotement électrique circula entre mes phalanges.
― Préférée ? Il y en a une autre ?
― Jalouse ? Non ma belle. Tu es et resteras l’unique traqueuse de mon cœur…
― N’en fais pas trop Charles. Il s’esclaffa.
― On ne pourra pas dire que je ne suis pas déterminé, ni entreprenant.
― Et ne m’appelle pas ainsi, c’était mon petit surnom avec… Hunter. Sinon, tes antennes déployées n’ont rien à me rapporter, en ce moment ?Charles me gratifia d’un coup d’œil aiguisé.
― Je savais bien que tu ne passais pas me voir sans arrière-pensées… Il n’y a pas grand-chose. Les goules nous évitent, pas de lycans dans les parages et mes congénères se tiennent tranquilles. Nous n’avons pas répondu aux provocations des membres des Humains d’Abord lors de leur dernière manif. Bref, un calme olympien d’un ennui terriblement mortel…
― Ouais. À moins que ce ne soit que le calme qui précède la tempête.
Mes derniers mots moururent dans un souffle. Je triturai nerveusement mon verre, les yeux dans le vague.
Le visage de mon interlocuteur se fit sérieux, son regard plus perçant. Des flammèches vertes le piquetèrent. D’une voix profonde et grave, il reprit :
― Un jour, Léa, tu ne voudras plus vivre avec la tristesse et la solitude. Ce jour-là, je serai auprès de toi.
J’avalai d’un trait mon whisky. L’alcool me brûla la gorge et je grimaçai. Je reposai le verre sur le zinc d’un coup sec et me glissai au bas de mon tabouret. Les yeux au plus profond de ceux de Charles, j’esquissai un sourire.
― Il neigera en enfer avant, mon cher Charles.
Je tournai les talons et sa voix me rattrapa avant la sortie.
― Il ne faut jamais dire jamais, Léa… Non, jamais…
Le parking du multiplex était quasi désert. Nous étions en pleine semaine et la météo pourrie incitait les gens à rester au chaud. Je descendis de voiture et me dirigeai vers la façade vitrée, illuminée brillamment et qui affichait tous les films qui passaient en ce moment. Une camionnette arriva lentement à ma hauteur et je stoppai avant que ses pneus ne m’envoient leur bouillasse glacée dans le bas des jambes. Elle avait un air de déjà-vu, avec ses hublots noirs à l’arrière.
Je scannai rapidement les affiches : films de science-fiction, romances, thrillers… bof. J’avais ce qu’il me fallait au boulot en matière d’émotions fortes. Je me rabattis vers une comédie américaine qui ne nécessitait que peu de neurones. Boissier avait raison, rire bêtement ne me ferait pas de mal.
Je payai mon ticket auprès d’un guichetier à demi-endormi qui ne connaissait pas les règles de base de la politesse et me glissai dans la salle encore allumée sans m’arrêter au stand des cochonneries sucrées. Le film passait dans vingt minutes.
Bien installée au fond de mon fauteuil, la lumière s’éteignit et je laissai une douce torpeur m’envahir. Les publicités s’enchaînaient sur l’écran, mais je ne les regardai pas. Les yeux mi-clos, j’attendis le début de la fabuleuse œuvre du septième art. Si le son n’avait pas été aussi fort, j’aurais presque pu m’endormir.
Bandes annonces. Mouais, je comprenais mieux pourquoi je n’allais plus au cinéma depuis des lustres. Payer aussi cher pour regarder de telles nullités… Les réalisateurs devaient être sacrément en manque d’idées…Un couple se bécotait trois rangées plus bas. Je les enviai instantanément. Cela aurait pu être Hunter et moi. Je sentis une boule me serrer la gorge et portai mon regard ailleurs. Les flashs de l’écran illuminaient la salle par intermittence. Il n’y avait pas foule. Un type assis à ma gauche, une rangée derrière moi et un autre un peu plus haut. Ou ce film avait reçu la pire critique du siècle, ou la neige refroidissait les plus téméraires.
Le film démarra.
Une heure cinquante plus tard, je regrettai amèrement mes dix euros. Une vraie purge ! Même pas drôle en plus ! Des gags éculés qu’on devinait avec une longueur d’avance indécente, un jeu d’acteur des plus médiocre… Comment pouvait-on dépenser des millions de dollars à produire ce genre de trucs ? Enfin, pendant ce temps, je n’avais pas pensé. Pas trop en tout cas.
Le froid me surprit à la sortie et je traversai le parking au pas de course – en évitant toutefois de glisser et de m’étaler – pour rejoindre ma voiture. L’averse de neige avait cessé pendant la projection et les lampadaires nimbaient les lieux d’une lumière orangée qui transformait l’immensité neigeuse en plat de purée de carotte. Des traces de pas, à demi recouvertes, entouraient mon véhicule. Bizarre. Une, peut-être deux personnes, en avait fait le tour avant de repartir. Je suivis les traces jusqu’à une place vide, mais de profonds sillons indiquaient clairement que quelqu’un avait stationné là. D’après les empreintes, il ne s’agissait pas d’une voiture, plutôt quelque chose de plus grand. Une camionnette ? Celle qui avait failli m’éclabousser ? Pourquoi venir inspecter ma Honda ?
Je fis moi-même le tour de ma vieille bagnole. Je m’accroupis pour inspecter le dessous. Rien. Parano, moi ?
Je secouai la tête. Ma suspicion maladive prenait le dessus. Rien de plus normal que du va-et-vient sur un parking… et si un voleur voulait s’en prendre à ma caisse, c’est qu’il était complètement cintré ! Il y avait mieux à voler que cette antiquité. Je retournai chez moi et me mis au lit sans plus y repenser. La sonnerie du téléphone m’arracha à un rêve agréable. Allongée sur le sable chaud et entourée de palmiers, je fixai l’horizon limpide au-delà d’une mer d’huile aux reflets turquoise. Et merde. Les yeux bouffis avec encore le doux bruit du ressac dans les oreilles, j’attrapai mon Smartphone et décrochai.
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CHAPITRE TROIS
La forêt de Beauval s’étend à une vingtaine de kilomètres à l’est d’Auroville. Assez vaste, elle représente une réserve naturelle riche d’une faune comptant de nombreuses espèces et sa flore, dense, regroupe beaucoup d’essences diverses. Elle se déploie sur une superficie de deux-cents kilomètres carrés, et les collines qu’elle tapisse lui donnent l’aspect d’une mer végétale déroulant sa houle à l’infini. En hiver, elle conserve sa belle couleur émeraude grâce aux conifères, majoritaires. Quelques taches bleues la parsèment, lacs ou étangs qui, l’été venu, font la joie des promeneurs et des baigneurs.
Où que porte mon œil, l’horizon se résumait à une infinie de cimes perdues dans des nappes de brumes en ce matin d’hiver. Au milieu de cette verdure poudrée de neige, ma voiture rouge me fit penser à une goutte de sang. Le ronronnement du moteur s’immisçait comme un indésirable au milieu de cette immensité sauvage. Je me sentais toute petite… Je quittai la route principale et bifurquai afin de m’engager dans un large chemin sur ma droite. Je pris de l’élan pour grimper la côte, plutôt raide. Je n’avais pas l’intention de m’embourber au milieu de nulle part et ma pauvre caisse n’avait rien d’un 4x4.
Je m’agrippai à mon volant, secouée par les heurts de la voie. Certaines branches, plus basses ou plus longues que les autres, survivantes échappées à la scie des forestiers, venaient caresser bruyamment ma carrosserie. Après quelques minutes, j’atteignis enfin l’espace dégagé qu’il aurait été trop pompeux d’appeler une clairière. Je rejoignis du même coup la civilisation : plusieurs véhicules du Centre étaient déjà garés.
Je sortis de ma voiture, contournai un bosquet de fougères avant de rejoindre le commandant Boissier, en grande discussion avec d’autres agents.
― Bonjour Commandant. Messieurs.
― Agent Bacal, vous voilà.
― Alors ? L’appel du Centre ne m’a rien précisé, que faisons-nous ici ?
Le commandant Boissier grimaça.
― Je ne vous ai pas fait tirer du lit pour admirer le paysage.
― Je m’en doute…
Je lui emboitai le pas. Un frisson me parcourut. L’humidité de la forêt accentuait la sensation de froid et c’est les mains au fond des poches que j’avançai, le nez baissé pour éviter les racines traîtresses camouflées sous la neige.
Au loin, le staccato typique d’un pic-vert résonna, suivit par le cri aigu d’un oiseau. Nous marchâmes une cinquantaine de mètres dans les sous-bois avant de déboucher sur une éclaircie immaculée. Seuls quelques bosquets surgissaient, leurs branches nues et torturées semblant vouloir nous happer comme des doigts crochus de sorcières.
L’air était glacial, avec cette légère odeur métallique et minérale due à la neige. Peu à peu, une autre odeur me parvint, ténue. Des relents de viande avariée. Je connaissais trop bien ces remugles… Bien qu’atténués par le froid, ils étaient bien présents. Les autres hommes à proximité ne devaient pas les sentir comme moi, mais depuis qu’un satané vampire originel s’était vidé de son sang sur mes blessures, j’avais hérité d’un don démoniaque qui décuplait mes sens, l’odorat en tête pour mon plus grand déplaisir.
Un photographe prit un dernier cliché avant de s’écarter. J’avançai encore d’un pas et vis. Au-delà du cordon de sécurité, la neige ressemblait à un granité fraise. Piétinée et rougie, elle offrait au regard, tel un présentoir morbide de joailler, un corps à l’aspect très inhabituel. Sur le dos, les bras repliés montaient légèrement, comme en posture de protection. Le déroulement de la rigor mortis avait été contré par le froid, donc difficile à dire depuis combien de temps ce type reposait là et pourquoi ses bras étaient restés ainsi, à moitié en l’air, paumes tournées vers l’extérieur. Le rapport du légiste m’éclairerait plus tard. Les branches cassées et les empreintes de pas autour du corps me firent penser qu’il y avait eu bagarre.
Mais le pire restait son visage. Figé comme un masque de cire, il arborait une expression terrible. Les yeux grands ouverts, la bouche écartée sur un hurlement silencieux, il personnifiait la terreur absolue. Qu’est-ce que ce type avait bien pu voir avant de mourir pour arborer un air pareil ?Sa gorge béait, à demi arrachée, et ses vêtements pendouillaient, lacérés. Je devinai un uniforme.
― On sait qui c’est ?
Un jeune agent débutant que je connaissais de vue, sans plus, me répondit, le nez dans son carnet de notes.
― Il s’agit de Michel Campion, garde de l’Office National des Forêts, lança-t-il. Il ne répondait plus à sa radio alors un de ses collègues est venu voir s’il n’avait pas un problème.
― Et visiblement, il en avait un. Un gros… C’est ce collègue qui l’a découvert, je suppose.
― Oui, Jean Colinot. Il est choqué, mais en état de parler.
Je me redressai sans pouvoir quitter des yeux ce visage emblématique d’un effroi inimaginable.
― Super. Je vais aller le voir.
― Je rentre au Centre, agent Bacal, m’indiqua Boissier. Je compte sur vous pour un compte rendu aussi exhaustif que possible.
― Oui, Commandant.
Je le regardai s’éloigner dans un crissement ouaté. Sur quel genre d’affaire étais-je encore tombée ?
Je rejoignis à grands pas la voiture de l’ONF afin de rencontrer celui qui avait eu la malchance de tomber sur le corps sans vie de son confrère.
Adossé à son véhicule, le visage blême, le garde forestier triturait nerveusement une cigarette. Bedonnant et le front dégarni, son regard rebondissait d’un point à un autre et il se fixa sur moi alors que j’approchais.
― Monsieur Colinot ?
Il hocha la tête, les lèvres crispées. Je lui tendis la main.
― Je suis l’agent Léa Bacal. On peut discuter ?
Jean Colinot me serra la main d’un geste maladroit.
― Oui… on peut marcher, il fait froid…
J’étais d’accord avec lui : rester plantés dans la neige allait finir par nous transformer en glaçons.
― Vous savez, je ne suis plus tout jeune, mais je n’ai jamais vu ça !
Je voulais bien le croire.
― Vous savez qui a bien pu lui faire ça ? ajouta-t-il.
― Il est trop tôt pour tirer des conclusions, mais la plaie à la gorge ressemble à une morsure. Maintenant, s’agit-il d’un vampire ou d’autre chose, je n’en sais encore rien. D’après vous, votre collègue avait des problèmes ? Des ennemis ?
Colinot haussa les épaules. L’émotion faisait trembler ses grosses joues couperosées.
― Non, je ne crois pas. C’était un type bien, il prenait son boulot à cœur. Comme nous tous, il traquait les braconniers. L’été il faisait la chasse aux estivants imprudents, ceux qui allument un feu sans réfléchir aux conséquences. Mais de là à se faire des ennemis…
― Je vois. Ces lieux sont très fréquentés ?
― Bof, pas tant que ça. Les sentiers de randonnées sont plus loin, par ici il ne vient pas grand monde. C’est vallonné et la végétation est trop dense pour les promeneurs. Le coin est assez dangereux, il y a des gorges, des crevasses masquées par la verdure. Alors en hiver, c’est pire…
― Avez-vous remarqué des aller-et-venues suspectes ? Des gens au comportement étrange ?
― Non. Rien. Je vous l’ai dit, en hiver y’a pas grand-monde.
― Il n’y a pas d’animaux dangereux par ici ?
― À part les vipères, non. Mais avec ce froid, pas de risque. Les plus grosses bêtes sont les sangliers, ils fuient à l’approche des promeneurs, je n’ai pas souvenir d’une attaque de leur part. Vous êtes du coin, agent heu… Bacal ?
― Oui. Je venais pique-niquer quand j’étais petite, mais j’avoue ne pas être revenue dans cette région depuis longtemps.
Une affaire m’avait amenée en lisière de la forêt, pas mal de temps auparavant, mais dans un secteur éloigné. Mon emploi du temps chargé était peu compatible avec le camping ou la randonnée, pas ma tasse de thé de toute façon.
― Ouais. C’est un endroit sympa. D’habitude…
Le garde disait vrai. Beauval était un ravissement pour les yeux. Outre la végétation, des cascades, des falaises et des lacs donnaient à l’endroit un petit air de terre vierge, loin des ravages des hommes. Nos pas nous conduisirent vers une petite clairière. Nous quittâmes l’ombre des arbres pour nous y aventurer. De hautes herbes desséchées pointaient au travers du manteau neigeux. Des corbeaux tournaient au-dessus de nos têtes. Je frissonnai avant de stopper.
― Arrêtez-vous, Monsieur Colinot.
Il regarda ma main posée sur son bras et se raidit, sans un mot. Je m’agenouillai et inspectai des traces. Quelqu’un était passé par-là. La neige avait recouvert les empreintes, effaçant tout dessin de semelle, mais la succession de petites cuvettes à intervalle régulier ne pouvait être autre chose que la marque d’un passage. Et d’après leur taille, ce n’était pas celles d’un animal. Des tiges brisées se dressaient de chaque côté.
― Qu’est-ce qu’il se passe ? me demanda le garde, inquiet.Je me redressai, humant l’air.
― Je ne sais pas encore. Avez-vous inspecté ce coin-là, plus tôt ?
― Non. Quand j’ai trouvé le corps, j’ai aussitôt appelé les collègues qui vous ont ensuite prévenu. Je suis resté près de ma voiture en vous attendant.
― OK. Pourriez-vous retourner aux véhicules ? Je préfère continuer seule.
Colinot ouvrit la bouche, puis la referma sans un mot. Il ne se fit pas prier et repartit dans l’autre sens, une expression mi soulagée mi curieuse sur le visage.
J’attendis qu’il ait disparu sous les arbres pour reprendre ma progression, main sur mon holster. Un silence de mort régnait sur cette trouée, ponctué uniquement par le craquement des branches ou le piaillement d’un oiseau. Mes pas s’enfonçaient en crissant. Un bloc rocheux pointait juste à ma droite, monolithe se dressant tel le gardien des lieux. Je le contournai. Une tache noire et mouvante couvrait la neige. Je fis à peine un geste et elle s’égailla dans les airs en coassant. Des corbeaux ! Par dizaine ! Qu’est-ce qu’ils pouvaient bien f…
Je retins un cri de surprise. Je venais de tomber sur un second corps.
L’image de la momie de Ramsès II me sauta aussitôt à l’esprit. Le cadavre recroquevillé en possédait l’apparence. La peau jaunie, parcheminée se tendait contre l’ossature du visage. Des cheveux blonds s’accrochaient encore sur le crâne, d’autres semblaient arrachés (par les oiseaux ?). Les vêtements, devenus trop grands sur cette enveloppe corporelle amincie, s’étalaient comme des sacs vides. La peau des lèvres recroquevillées dénudait les dents. Et des canines longues et affutées pointaient, grimace grotesque et hideuse. Un vampire ! Du moins, ce qu’il en restait…
Un détail étrange accrocha mon regard. Le cadavre avait les deux mains repliées contre sa poitrine. Les doigts, crispés et secs comme des brindilles, tenaient quelque chose. Je m’approchai encore et m’agenouillai. Il s’agissait d’un manche métallique orné d’entrelacs compliqués. La couleur grise aux creux noirâtres me renseigna sur sa composition. Ce vampire tenait le manche d’un poignard en argent. Un poignard qui lui avait déchiré le cœur…