-Bit-Lit, Fantastique et Thriller-
Anne BARDELLI
Auteure
DISPONIBLE SUR AMAZON AU FORMAT KINDLE
ARCADIA
PROLOGUE
Dès la seconde moitié du vingtième siècle, les experts s’étaient accordés sur le fait que si l’activité humaine ne changeait pas radicalement, le monde courait à une catastrophe écologique et humaine sans précédent, pour ne pas dire à sa perte. Comme d’habitude, les grands dirigeants de la planète n’en avaient eu cure, principalement ceux dont les pays étaient les plus grosses puissances polluantes.
En 2015, on pouvait déjà constater des changements majeurs : l'Europe était en proie à de violentes tempêtes, été comme hiver. Les températures hivernales étaient anormalement basses, entre -3 et -5 degrés par rapport aux années précédentes, alors que les étés secs et chauds mettaient en grand péril l'agriculture. En Amérique du Nord, les hivers plus doux et les étés pluvieux avaient favorisé une agriculture déjà composée à 80 % d'OGM. La Chine connaissait de grandes crues détruisant de nombreuses infrastructures dans la plaine du Fleuve Jaune. Le Bangladesh immergé par cinquante centimètres d'eau par endroits, les habitants devaient survivre dans un pays sur pilotis. L’Inde, pays émergeant, avait vu son développement freiné brusquement par des moussons trop fortes et des crues à répétition du Gange et des autres principaux fleuves.
En 2025, l'Europe s’était politiquement et financièrement affaiblie. Les USA exportaient leurs OGM sur le vieux continent, car l'agriculture européenne était plus que défaillante compte tenu du climat. Le réchauffement global avait entraîné l’invasion de gigantesques nuages de criquets pèlerins, poussés à travers la méditerranée depuis l’Afrique par des vents du sud, qui se chargèrent de détruire le peu de culture restant. La Chine, malgré de très lourdes pertes humaines, passait devant l'Europe et s'affichait comme la première puissance mondiale en moins d'une décennie.
La population mondiale n'augmentait plus et s’était même stabilisée, les cataclysmes climatiques et le SIDA dépeuplant considérablement l'Inde, l'Afrique, la Chine pourtant croissante ainsi que l'Amérique du Sud.
De nouvelles maladies contagieuses s'installaient dans les pays occidentaux et gagnaient rapidement l'Afrique du Nord et l'Asie Mineure. Le sud-est asiatique était également touché.
En 2050, les réserves de pétrole étaient totalement épuisées, sonnant le grand retour du charbon. L'Europe continuait à grands frais d’exploiter le nucléaire.
Les réserves de pêche se faisaient de plus en plus rares, les thons et autres cabillauds s’éteignant en masse. La fonte des glaces s’accéléra à cause de la pollution, le niveau des eaux monta, créant de grands mouvements de population notamment au Bangladesh, pays déjà sinistré depuis des décennies. L’Inde se retrouva surpeuplée et submergée par des problèmes sanitaires. S’ensuivirent des conflits meurtriers opposant populations locales et réfugiés climatiques.
La montée du niveau de la mer entraîna un changement de densité des eaux au niveau des pôles ayant pour résultat l'arrêt des courants marins de grandes profondeurs. En conséquence, la mer cessa de transformer le dioxyde de carbone en oxygène, le processus de réchauffement s’accéléra encore!
Les échanges thermiques n'ayant plus lieu par la mer, les cyclones cataclysmiques devinrent légions. La déforestation avait complètement éradiqué le reste des forêts tropicales, près d'un quart de la planète s’était désertifié.
Environ 40 % des espèces vivant sur terre avaient disparu…
En 2075, la disparition de nombreux animaux s'étant accélérée, il ne restait plus que 30 % des races présentes en 2005. La Chine décida alors d'étendre un programme de création d’êtres génétiquement modifiés pour réhabiliter des espèces animales et végétales marines dans le but de repeupler les mers et d'enrayer la monté du dioxyde de carbone et la raréfaction de l'oxygène qui rendait difficile la vie en altitude. Les expériences se sont ensuite étendues aux animaux terrestres et aux êtres humains, avec un succès mitigé pour ces derniers. C’est à cette époque que la population vampire se révéla au grand jour. Elle s’intégra peu à peu à la population humaine et se fit représenter jusque dans les sphères politiques. La cohabitation s’installa tant bien que mal, des poches de résistance tant humaines que vampires tentant des créer des conflits destructeurs entre les deux communautés.
En 2100, la quasi-totalité des espèces présentes en l’an 2000 avait disparu. L’Homme perdit tout contrôle sur les animaux génétiquement modifiés lâchés dans la nature. Leur extermination était devenue impossible du fait de mutations non prévues apparues dans le milieu naturel. Les êtres humains modifiés avaient également muté, créant des monstres anthropophages aux réactions violentes et incontrôlables. Ceux qui étaient les moins touchés pouvaient être employés à des tâches subalternes tout en restant sous haute surveillance. Pour les plus sauvages, une éradication de masse avait été lancée mais de nombreux spécimens s’étaient égaillés dans la nature, restant un danger pour tout voyageur imprudent.
Enfin, en 2150, la vie se concentre dans des mégapoles immenses et surpeuplées, le reste de la planète étant inhabitable et fréquenté presqu’uniquement par des créatures étranges et très dangereuses, de plus son air est irrespirable. On appelle terres mortes ces lieux désertiques et les villes qui s’y trouvent. L’armée dirige le monde d’une main de fer, la loi martiale étant instaurée presque partout de façon permanente. La population est nourrie grâce à des cultures hors-sol installées dans d’immenses serres souterraines. Beaucoup d’aliments, comme la viande, sont remplacés par des ersatz synthétiques. Le bruit court que certains ilots de nature préservée existeraient çà et là. Mais ce n’est qu’une légende racontée aux enfants, personne n’a jamais vu ni trouvé ces sanctuaires. Et même si certains les ont trouvés, aucun n’en est jamais revenu…
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CHAPITRE PREMIER
Je marchais rapidement, le nez baissé, entre les immeubles sombres. Ils grimpaient si haut que leurs sommets semblaient prêts à se toucher malgré les larges avenues qui les séparaient. Mon masque respiratoire me mangeait tout le bas du visage, englobant mon nez et ma bouche mais s’en passer reviendrait à se suicider à court ou moyen terme. Ils étaient devenus obligatoires depuis une soixantaine d’années. Les nuages de pollution et de gaz toxiques assombrissaient le ciel, cachant le soleil et donnant à tout une couleur grise immuable : les immeubles, les rues, les gens également… Une sorte de brouillard permanent, triste à mourir. Seules taches de couleurs, les panneaux publicitaires holographiques qui déversaient leurs slogans racoleurs. Ils promettaient tous un monde meilleur... Je n’avais que vingt-sept ans, bientôt vingt-huit, et par conséquent jamais rien connu d’autre. Normalement, il est impossible d’avoir des regrets envers quelque chose que l’on ne connait pas, non ? Mais enfant, j’avais découvert le monde d’avant dans des livres et des vidéos… Je regrettais parfois amèrement de ne pas être née plusieurs siècles auparavant. Avant tout ce gâchis...
Malgré mon relatif jeune âge, j’étais un chercheur reconnu dans mon domaine, l’hématologie. Je travaillais pour TechnoLabs, un centre de recherche privé de New L.A. et m’efforçais de trouver un traitement efficace contre les leucémies et autres lymphomes qui sévissaient de plus en plus, surtout chez les enfants. Les causes de ces épidémies, bien que diverses, étaient principalement dues à l’environnement toxique, aux rayonnements ionisants et au manque de vitamines de la nourriture, pauvre et peu diversifiée.
Il était très tôt ce matin-là et les rayons solaires peinaient encore à traverser l’épaisse couche cotonneuse. De toute façon, même à midi, la lumière restait pâle et anémique… On avait droit à un ciel quasi-crépusculaire en permanence.
J’arrivai enfin devant le haut building qui abritait mon laboratoire. Cent-vingt-cinq étages de verre antiradiation et d’acier dont le sommet disparaissait dans les nuées, comme le bâtonnet d’une barbe-à-papa géante…
Je pénétrai dans le sas. Je me glissai sous le scanner avant de traverser le hall immense de faux marbre décoré de cariatides gigantesques, n’omettant pas de saluer le gardien derrière son comptoir. Le mutant aux traits déformés me renvoya mon salut, un ersatz de sourire lui tordant le visage. Je frissonnai. J’avais toujours eu peur des mutants, depuis mon plus jeune âge, même si ceux que je croisais régulièrement étaient apprivoisés et inoffensifs. Du moins ils étaient censés l’être… Mes pas claquaient sur les dalles polies, brisant le silence de tombeau des lieux.
L’ascenseur s’envola vers le 98ème étage, là où se situait mon poste de travail. Traversant les longs couloirs blancs, froids et impersonnels, éclairés par des barres de néons à la lumière frigide, je me rendis aux vestiaires où je troquai mes vêtements contre la tenue stérile réglementaire : combinaison intégrale, chaussons et charlotte. Le même bon vieux rituel immuable, jour après jour… Je remontai mes lourds cheveux bruns en chignon pour mieux les rentrer sous le couvre-chef et jetai un coup d’œil à mon reflet dans le miroir. Des cernes gris marquaient le dessous de mes yeux ambrés, signe d’une fatigue intense. Je me savais de nouveau anémiée. Une fois de plus. Ma santé était franchement correcte pour le reste, mais ce petit souci de carence en fer était récurent et me gâchait parfois l’existence. Je me secouai pour me donner du courage et passai dans le sas de décontamination. Je me rendis ensuite dans la partie hospitalisation. Je ne commençais jamais ma journée sans une petite visite aux enfants…
― Bonjour Kaoni ! La voix flutée et enjouée de ma collègue m’interpella. Son visage moucheté de taches de rousseur était souriant, comme d’habitude.
― Oh, bonjour Vanessa ! Ça va ?
― Moui… Toi par contre ! Tu as une sacrée tête de déterrée ce matin !
Ma collègue était gentille mais avait son franc-parler… J’y étais habituée et on ne s’épargnait pas l’une et l’autre, c’était devenu un jeu.
― Je te remercie ! répondis-je avec un petit rire. Je sais, je suis crevée. Et je suis encore anémiée pour arranger le tout. Je dois recommencer mon traitement.
― Bon… prends soin de toi, on se voit plus tard. Et bonne journée !
― Merci, à toi aussi.
Une fois ma visite terminée, je passai dans le bureau des infirmières et jetai un coup d’œil aux registres pour connaître l’état des enfants et voir comment s’était déroulée la nuit. Je ne pus retenir un soupir triste. J’avais bien remarqué le lit vide, mais je le pensai parti aux soins… Le petit Randy était mort vers deux heures du matin… Pauvre gosse, il n’avait que sept ans… Ça arrivait trop souvent et je n’arrivai pas à m’y faire…
Je me retournai à l’arrivée de Jonathan Frost, le chef de service. Gai comme un pinson, comme d’habitude. Ses yeux noisette pétillaient de malice.
― Bonjour Kaoni ! Prête pour une nouvelle journée en enfer ? me lança-t-il depuis son fauteuil roulant.
Je lui souris.
― Bonjour Jonathan. Pas vraiment, mais il faut bien ! Je viens de voir pour Randy…
― Tu ne dois pas t’attacher à eux, Kaoni… soupira Jonathan.
― Je sais, je n’y peux rien… Et toi, quoi de neuf ?
― Oh, la nuit a été plus qu’agitée ici ! Des poches de sang ont encore été volées… Les caméras de surveillance n’ont rien détecté… Encore ces maudits vampires, pour sûr ! Et… des militaires sont passés…
Je me redressai, mal à l’aise. L’évocation des militaires faisait toujours cet effet-là sur la plupart des gens. Ils se croyaient tout permis et traitaient les civils avec brutalité.
― Pourquoi sont-ils passés ? m’enquis-je.
― Pour enquêter sur le vol. Ça ne donnera rien, comme d’habitude. A l’heure qu’il est, tout est déjà revendu au marché noir… Je t’en fiche mon billet ! Mais ils ont également voulu savoir qui était l’hématologue le plus qualifié ici… D’ailleurs, je me demande si ce n’était pas la raison principale de leur passage ici.
― Pourquoi ?
― Je n’en sais rien, ils ne sont pas très loquaces… Mais ton nom a été évoqué… Tu es la meilleure ! lança-t-il en s’éloignant, maniant avec dextérité son fauteuil depuis le boitier de télécommande.
Jonathan n’avait pas toujours été handicapé. Il avait survécu à l’attaque d’un mutant une dizaine d’années plus tôt et était resté paraplégique…
Une boule d’angoisse me serra l’estomac et la poitrine. Pourquoi les militaires s’intéressaient-ils à l’hématologie et à ceux dont c’était le métier ? Ça ne me plaisait pas…
Je quittai le bureau pour me rendre à mon poste de travail. Mon labo, tout en verre, était encombré d’appareils d’analyses et de microscopes. Je saluai mes deux assistants et me mis au travail.
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CHAPITRE DEUX
C’est harassée que je quittais TechnoLabs ce soir-là, très tard, comme d’habitude. Je ne comptais pas mes heures et mes collègues me faisaient souvent remarquer en plaisantant que je pourrais dormir sur place pour m’éviter un loyer… très drôle, mais pas si faux… Ok, c’était vrai. J’étais littéralement mariée à mon boulot ce qui excluait toute vie personnelle épanouie. Les quelques petits amis que j’avais fréquentés avaient jeté rapidement l’éponge : face à mon implication acharnée contre les maladies, ils ne pouvaient pas faire le poids et en avaient rapidement eu marre de fréquenter un fantôme. Je vivais donc seule dans un petit appartement situé dans un immeuble-dortoir non loin de mon lieu de travail. La distance était assez courte si bien que je ne possédais pas de Travel Light X1. J’aurais eu les moyens de me payer un de ces petits bijoux de technologie et d’intelligence artificielle pour me déplacer mais je n’en voyais pas l’intérêt. Et puis marcher me faisait du bien.
J’étais presque arrivée dans mon quartier lorsque deux individus avec des filtres respiratoires sortirent comme des diables d’une boite, m’agrippèrent et m’entraînèrent dans une ruelle sombre. Je n’eus même pas le temps de crier, mon masque déformait et étouffait ma voix de toute façon. Et c’était exactement ce qu’ils voulaient… mon masque. Ceux-ci n’étaient pas si onéreux mais restaient d’un prix peu abordable pour une minorité de marginaux sans travail qui s’arrangeaient pour les voler à des passants. D’autres les achetaient sous le manteau. Peu importait la façon de se les procurer, quitte à brutaliser ou même à tuer le vrai propriétaire. La vie humaine ne valait pas bien cher… De toute façon, si quelqu’un avait été témoin de la scène, il n’aurait pas fallu compter sur une aide quelconque… Le chacun pour soi régnait en maître. Je me débattis comme je pus mais avec ma silhouette fluette face à ces deux hommes bien bâtis, il m’était impossible de faire grand’ chose. L’un d’eux, dans mon dos, me tint les bras bloqués fermement tandis que le second me fit face afin de m’arracher l’objet convoité.
― Foutez-moi la paix ! crachai-je à leur attention.
― Fais pas d’histoire et on te la foutra, la paix !
J’attendis le moment propice et lançai mon pied dans l’entrejambe de l’agresseur. L’homme se plia en deux en grognant, les mains plaquées sur ses bijoux de famille. La réplique ne se fit pas attendre et le voleur m’asséna un violent coup de poing dans l’estomac, me coupant le souffle et me faisant monter un goût de bile dans la bouche.
― Arghhh ! Salopards !
Celui qui me maintenait par derrière me lâcha enfin, me repoussa et je m’affaissai au sol en position fœtale, les bras serrés sur mon ventre douloureux. Mon masque me fut arraché sans ménagement et l’air toxique m’emplit les poumons, me faisant tousser immédiatement.
― Tu vas me le payer, sale pute !
Celui qui avait reçu mon coup de pied ne semblait pas apprécier mon initiative à sa juste valeur. Avant que j’aie pu me relever, les coups se mirent à pleuvoir, me forçant à rester dans ma position pour me protéger comme je le pouvais.
Ils vont me tuer ! pensai-je, paniquée.
― Tu vas voir ce que tu vas prendre, salope !
L’homme qui avait parlé desserrait sa ceinture en me souriant d’un air obscène alors que son complice me frappait toujours.
― Non, pas ça ! hurlai-je.
― Tiens-la bien, on va s’amuser.
Mais les coups cessèrent avec l’arrivée providentielle d’un intrus qui attrapa le premier homme à sa portée et l’envoya valser au loin, aussi facilement que s’il jetait une pierre. Le second voleur lança son poing dans l’estomac du nouvel arrivant et hurla de douleur après s’être sûrement cassé des doigts, comme s’il avait frappé un mur à mains nues. Il se tenait le poignet en sautillant sur place. L’inconnu devait porter une protection. Il envoya mon agresseur au loin d’un simple geste, comme pour son complice, non sans avoir récupéré mon masque auparavant. Puis, il se pencha sur moi et me tendit l’objet. La scène n’avait duré que quelques secondes et l’homme n’avait pas prononcé un seul mot. Je me relevai péniblement, attrapai mon masque et le remis sur mon visage.
― Merci… balbutiai-je à mon sauveur.
Je ne pouvais voir à quoi il ressemblait dans l’obscurité mais une chose était sûre, il ne portait pas de masque. Or personne ne pouvait rester dehors et respirer normalement sans… A moins d’être suicidaire, d’être un mutant ou… de ne pas avoir à respirer ! Le temps que je me pose ces questions, l’inconnu avait déjà disparu. Un instant il se tenait devant moi, la seconde suivante j’étais seule…
― Bon sang ! Un vampire ! murmurai-je pour moi-même.
C’était le premier que je voyais de si près. Enfin voyais, c’était beaucoup dire… Entraperçu serait un terme plus juste.
Humains et vampires évitaient de se côtoyer au quotidien. Chaque espèce vivait dans des quartiers séparés, des ghettos en quelque sorte. Des humains en mal de sensations fortes fréquentaient des établissements tenus par des vampires, casinos ou clubs malfamés. Certains vampires travaillaient pour des sociétés tenues par des humains et vice-versa. Ça s’arrêtait là… De mon côté, je n’en avais jamais fréquenté, ni de près ni de loin. Un pacte de non-agression avait été signé par des représentants les deux races une cinquantaine d’années plus tôt. Tuer un vampire était passible de peine de mort pour un humain et inversement. Enfin, c’était la théorie, car certains vampires vivant en marge ne se gênaient pas pour assouvir leurs pulsions et il n’était pas aisé pour la justice de leur mettre la main dessus. Rares étaient les témoins survivants… Heureusement, ce type d’agressions restait exceptionnel. L’accès à leur nourriture, naturelle ou synthétique, se faisait en l’achetant, comme pour tout le monde… Un nouveau type de prostitution avait vu le jour, au lieu de vendre leur corps certaines personnes monnayaient leur sang. De même, certains mortels se regroupaient en groupes religieux ou politiques pour essayer de « casser du vampire »… Les tensions montaient parfois entre les deux communautés mais le pire avait toujours réussi à être évité. Si un conflit éclatait, les humains seraient sans nul doute les grands perdants… Mais comme je l’avais constaté à mes dépends ce soir, le pire ennemi de l’homme restait l’homme. Rien de bien nouveau… On trouvait malheureusement d’innombrables exemples obscènes à travers l’Histoire.
Choquée par ce que je venais de vivre, je rentrai rapidement chez moi… Mon rythme cardiaque ne revint à la normale qu’une fois enfermée à double tour. J’avais besoin de me détendre. J’avisai le panneau de contrôle domotique. Je fis passer mes doigts sur le menu déroulant jusqu’à atteindre la section « atmosphères virtuelles ». Qu’allais-je choisir ? La chute d’eau ? Non, ça avait trop tendance à jouer sur ma vessie. Forêt automnale. Ouais, c’était pas mal, assez zen pour me calmer les nerfs. Je sélectionnai. Ma baie vitrée afficha le paysage aux tons chauds et le haut-parleur diffusa le bruit du vent dans les ramures et les cris des oiseaux. J’allai prendre une douche. Mes muscles se dénouèrent un peu, je me sentis mieux.
Après avoir supprimé le panorama virtuel, je le remplaçais par le mode nocturne. Les vitres devinrent noires, me coupant du monde extérieur et des lumières de la ville.
Plus tard dans la nuit, je me réveillai en nage, le cœur battant la chamade. Je ne me souvenais que d’une seule chose. Dans mon rêve, deux yeux noirs aux reflets d’or, sans visage, me fixaient intensément…
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CHAPITRE TROIS
― Tu aurais dû appeler et rester chez toi ! Tu devrais te reposer, après une nuit pareille ! C’est insensé !
― C’est bon Vanessa, je ne suis pas en sucre tu sais ! répondis-je en sirotant mon jus d’orange synthétique. Je suis une grande fille et rester chez moi ne changerait rien. Au contraire, si je suis occupée, je ne penserais pas à ça…
Après une matinée de travail intense, nous avions décidé de décompresser à la cafétéria.
― N’empêche ! Tu devrais penser un peu à toi… Te faire agresser comme ça ! Mais j’aurais trop aimé voir la tête du type quand tu lui as shooté dans les coucougnettes ! J’espère qu’elles lui sont remontées jusque dans la gorge !
Nous nous mîmes à rire, attirant vers nous les regards des autres convives présents aux différentes tables. On s’en fichait… Je réalisai que je devais quand même être nerveuse car je n’arrêtai pas de torturer un morceau de pain, formant des minuscules boulettes du bout des doigts sans avoir pleinement conscience de ce que je faisais…
― Et celui qui est venu t’aider ? Tu es sûre que… s’en était un ?
― Sûre, non ! Mais il ne portait pas de masque et vu la force avec laquelle il les a dégagés… Tu aurais dû voir ça ! Il y a peu de chance pour que ce soit un humain. Pas un mutant non plus, je n’ai relevé aucune difformité notable…
― Et il était comment ? me demanda Vanessa d’une voix excitée.
J’avais du mal à comprendre la fascination que les vampires pouvaient exercer sur mes semblables… Pour moi, ce n’était que des morts qui refusaient leur état et qui restaient potentiellement dangereux, de pauvres types qui avaient été mordus et se raccrochaient à leur existence humaine…
Je croquai dans mon sandwich avant de répondre, laissant ma collègue mariner un peu.
― Je ne peux pas te dire… Il faisait si sombre ! Je n’ai vu que ses yeux qui brillaient… aussi noirs que la nuit, avec des reflets dorés. Il m’a fait froid dans le dos !
J’abandonnai Vanessa au coin d’un couloir et me rendis au laboratoire d’analyses afin de récupérer des données. J’étudiais du sang mutant. En effet, ces créatures ne semblaient pas souffrir de cancers, tout comme les requins bien avant eux, mais ces derniers avaient disparus depuis longtemps. Je cherchais la raison de cette immunité. Si je parvenais à en localiser la cause, peut-être pourrais-je la synthétiser et l’étendre aux autres groupes humains afin d’éradiquer cette saloperie.
La journée tirait à sa fin et je me pliais aux conseils de mes collègues, me décidant à rentrer plus tôt pour une fois. D’un autre côté, je ne voulais pas refaire de rencontres déplaisantes et j’étais épuisée. Une bonne nuit de sommeil ne me ferait pas de mal…
En me changeant dans mon vestiaire, je me regardais dans le miroir. Les voleurs m’avaient laissé quelques petits souvenirs désagréables. Des ecchymoses et des éraflures, douloureuses au toucher, recouvraient ma peau dorée, héritage de lointains ancêtres polynésiens. Je haussai les épaules. Je savais que je m’en tirais à bon compte, sans l’intervention providentiel de l’inconnu, ça aurait pu être bien pire, voire fatal !
Je pris l’ascenseur et descendis avant de traverser le hall. En sortant, je pouvais presque sentir le regard de l’œil unique du gardien mutant dans mon dos.
Je remontai rapidement l’avenue, serrant contre moi mon manteau. Le bourdonnement léger de drones de surveillance me parvenait, étouffé, au-dessus de ma tête. Je ne pouvais m’empêcher de jeter des regards en tous sens, craignant d’être à nouveau la cible d’agresseurs. Mais la foudre ne tombe jamais deux fois au même endroit, non ? Le risque semblait limité…
J’arrivai enfin en vue de son immeuble. Je soupirai d’aise mais mon visage se figea à la vue du militaire qui sortait d’un Travel Light X1 garé juste en bas, devant la porte d’entrée. Il semblait m’attendre, regardant quelque chose sur l’écran holographique intégré à la manche de son uniforme…
― Mademoiselle Kaoni Sacco ?
Je me rapprochai, hésitante et déglutit avec difficulté.
― Oui, c’est moi…
L’écran qu’il consultait devait contenir une fiche signalétique avec ma photo. Elle puisait ses informations directement dans ma puce identitaire. Il était donc inutile que je prétende le contraire. Chaque habitant des villes était pucé à sa naissance. Petite pièce métallique glissée sous la peau, régulièrement mise à jour, elle contenait toute les informations importantes d’un individu. La mienne était quelque part, dans mon dos.
L’homme portait l’uniforme intégral noir et blanc habituel, avec coques pare-balles, genouillères et coudières mais pas son casque en kevlar. Une capsule respiratoire dépassait de sa bouche. Je pouvais ainsi voir ses yeux verts perçants et son visage grêlé qui n’avait rien d’avenant.
― Veuillez monter dans le véhicule.
Il m’indiqua d’un geste de la main le Travel Light.
― Pourquoi ? Que me voulez-vous ? demandai-je d’une voix hésitante.
― Je vous ai demandé de monter, pas de poser des questions…
La voix du soldat était péremptoire.
Des rumeurs couraient sur le compte de l’armée. On disait que des gens étaient emmenés de force et que personne ne les revoyait… Ce n’était que des légendes urbaines, mais il faut l’avouer, j’eus immédiatement la trouille. De toute façon, ils avaient une sale réputation et moins on les côtoyait, mieux on se portait… Je dus hésiter une seconde de trop car le militaire m’empoigna rudement et me força à entrer dans l’habitacle. Un petit cri m’échappa, autant de peur que de surprise. Une fois à l’intérieur, un deuxième homme m’agrippa et je sentis une piqure sur mon bras.
― Qu’est-ce que vous faites ! Non !
Je fixai avec horreur la seringue qu’il tenait dans sa main gantée, me demandant quelle saleté il m’avait injecté. Il ne se passa que quelques instants avant que la raideur ne m’envahisse… Je restai consciente mais ne pus bouger le moindre muscle. Sensation terrifiante…
Le véhicule démarra en silence et glissa dans la nuit, m’emmenant paniquée vers le complexe militaire situé en périphérie de la ville. Le genre d’endroit que personne n’avait envie de visiter. Le Travel Light passa le portail, éclairé par les puissants projecteurs des miradors avant de s’engager dans l’allée centrale et de s’arrêter à l’intérieur d’un hangar. Les militaires sortirent du véhicule et visage-grêlé se chargea de me porter, toujours immobile mais le cerveau fonctionnant à fond. Il m’emmena dans une sorte de cellule et me déposa sans ménagement sur le lit de camp métallique avant de sortir, me laissant seule. Personne ne m’avait rendu mon sac.
Mon corps retrouva sa souplesse, de longues heures après que l’on m’eut amenée dans la pièce. J’avais soif et un mal de tête épouvantable me taraudait. Me levant avec difficulté, j’inspectai les lieux : des murs de béton peints en blanc, un sol carrelé pour faciliter l’entretien, un lavabo avec une plaque d’acier polie en guise de miroir. Le verre brisé pouvant servir d’arme ou pour se suicider, ils prenaient des précautions. Une cuvette de toilette, une chaise, le lit de camp sur lequel j’étais quelques instants auparavant complétaient le décor. Plus spartiate, ça n’existait pas ! La lumière se diffusait par un tube au plafond mais je ne trouvais pas d’interrupteur. L’allumage et l’extinction devait être commandés depuis l’extérieur. La seule porte de la pièce était composée de métal blindé, avec une fenêtre en fente, comme une meurtrière, dont la vitre était armée de fils métalliques.
Je suis bel et bien prisonnière ! pensai-je en retournant m’asseoir sur ma couche. Un sentiment de profond désespoir s’empara de moi, rapidement remplacé par une fureur incontrôlable. Je n’étais pas du genre à me laisser faire ! Me levant, j’allai tambouriner de toutes mes forces contre la porte.
― Ouvrez-moi ! Laissez-moi sortir ! Que me voulez-vous ?
Seul le silence me répondit. Lasse, je me rassis. Pourquoi des militaires m’avaient-ils enlevée et enfermée au secret ? En quoi pouvais-je leur être utile ?
J’avais toujours aussi soif mais je n’osai pas boire au robinet, l’eau n’était sûrement pas potable.
Un bruit se fit entendre près de la porte. Celle-ci glissa sur son rail dans un chuintement pneumatique et s’ouvrit sur un homme portant un plateau métallique. Dessus étaient disposées une bouteille d’eau et une assiette contenant quelque chose de non identifiable. Un garde armé attendait à l’entrée.
― S’il vous plaît ! Pourquoi suis-je ici ? Que me veut-on ? demandai-je au type du « room-service ».
L’homme posa le plateau sur la chaise sans un mot et ressortit. Je me levai et me précipitai vers la porte. Le garde m’agita le canon de son flingue sous le nez, m’invitant sans ménagement à retourner à ma place.
― Je vous en prie ! Répondez-moi !
― Mange et dors. Tu verras demain.
La porte glissa à nouveau et se ferma dans un claquement sec. La réponse laconique du garde serait la seule que j’aurais ce soir… Je donnai un grand coup de pied dans la paroi, pensant soulager mes nerfs. Au final, je gagnai une douleur fulgurante des orteils à la cheville ! Cette cochonnerie était vraiment solide...
Je m’emparai de la bouteille et but goulument. Je n’avais pas faim et le contenu peu ragoutant de l’assiette ne m’inspirait décidément pas. Au bout d’un laps de temps que j’estimais à environ trente minutes, la lumière s’éteignit, commandée de l’extérieur. Dans le noir, j’ôtai mon manteau, mes bottes et mon pantalon. Je finis par me rallonger sur le lit de camp et m’endormis d’un sommeil perturbé par de nombreux cauchemars, plus effrayants les uns que les autres…