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CHAPITRES A DECOUVRIR

Voici les trois premiers chapitres de mes romans, des premiers jets non retravaillés, différents donc des textes publiés. N'hésitez pas à me donner votre ressenti, toute remarque est constructive !

Bonne lecture !

​LA DESTINEE DE L'EPHEMERE

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CHAPITRE PREMIER


La nuit était tombée depuis longtemps déjà, une de ces nuits froides et humides typiques d’une fin octobre. Après avoir enfin vidé les quelques cartons qui traînaient encore, Eva se blotti frileusement sur son canapé de toile marron chocolat en resserrant un plaid écossais autour de ses frêles épaules. Elle pouvait sentir l’humidité de l’air la pénétrer, comme si celle-ci passait les murs pour s’immiscer à l’intérieur et l’envelopper.
Il commença à pleuvoir et Eva se laissa bercer par le rythme hypnotique des gouttes se fracassant contre le rebord de sa fenêtre. Elle ferma les yeux et laissa son esprit errer. Déjà trois mois qu’elle avait emménagé ici, dans ce deux-pièces de taille modeste mais confortable. Le temps passait si vite…

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L’appartement se trouvait vers le centre du boulevard Voltaire, situé au deuxième étage de l’immeuble. Toutes ses fenêtres donnaient sur une petite cour intérieure, elle était donc au calme. Eva n’aimait pas le bruit.
La jeune femme appréciait son nouveau quartier, pas si éloigné que ça de l’ancien. Elle venait de passer du douzième au onzième arrondissement, ce qu'elle ne considérait pas comme un énorme changement ! C’était vivant, animé et cosmopolite. D’un point de vue pratique, les commerces et les transports étaient à un jet de pierre, ce qui lui facilitait grandement la vie. Elle avait besoin d’avoir tout à proximité, c’était primordial pour elle. Durant la journée, l’air était chargé d’odeurs appétissantes et exotiques qui montaient depuis les boulangeries et les traiteurs asiatiques ou turcs. Ainsi, Eva avait parfois l’impression de voyager, tout en restant sur place. Elle avait passé une semaine en Floride l’année précédente, Paul ayant eu envie de soleil en hiver. Le seul grand voyage de sa vie.
Repartir de zéro, tout recommencer…

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Ce déménagement avait été le résultat final de sa rupture avec Paul, un être machiste et odieux avec qui elle avait passé deux années de vie commune. Pour être honnête, gâché deux ans de sa vie aurait été plus exact. Cette relation lui laissait un goût amer, elle se sentait trahie, salie... Il l’avait trompée de nombreuses fois certes, mais il s’était toujours arrangé pour qu’elle lui pardonne. Il avait même réussi à la faire se sentir coupable ! Rétrospectivement, Eva se demandait comment elle avait pu être aussi gourde. L’amour rendait aveugle… oui, dans son cas c’était une évidence. Mais pour la dernière trahison en date, ce salaud s’était surpassé ! Il s’était arrangé pour se taper sa meilleure amie ! Une amie ? Il n’y avait pas qu’en amour qu’elle s’était fourvoyée, en amitié aussi. Ils avaient été deux à avoir abusé d’elle dans cette affaire. Eva soupira tristement. Elle appuya son front contre le dos de sa main posée sur le sofa. Une colère sourde l’envahit et une larme coula le long de sa joue. Lorsqu’elle atteignit l’extrémité du menton, elle tomba sur le plaid, y dessinant une petite tache sombre et humide.
Pourtant, pensa-t-elle, durant leur relation houleuse, que d’efforts et des concessions elle avait consenti ! Toujours à sens unique lui semblait-il… Mais rien n’était jamais assez bien pour Paul. Quoiqu’elle fasse, elle tombait toujours à côté de la plaque ! La jalousie maladive de ce connard, son besoin de possession et de contrôle total avaient rendue Eva presque résignée… Son caractère n’avait fait qu’empirer au fil du temps. Elle devait se rendre à l’évidence, un jour il aurait franchi la ligne jaune.

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A bientôt trente ans, Eva était une jeune femme douce et affable, qui avait le contact facile malgré une certaine timidité de surface. Pourtant, elle ne se reconnaissait pas, elle qui avait autrefois un caractère assez bien trempé. Du moins cherchait-elle à s’en persuader. Car si elle se voulait vraiment objective, force était de constater qu’elle avait toujours subi le destin. Que ce soit enfant ou bien adulte, elle avait toujours eu une fâcheuse tendance à courber l’échine. Elle devait bien se l’avouer, sinon brisée, cette relation l’avait bien amochée. Du coup, leur séparation était un mal pour un bien. Mieux valait le prendre comme ça…
Le souvenir de la gifle lui revint en mémoire. Cela remontait bien à un an, au moins, peu après leur retour de Floride. En nettoyant le meuble de la télévision avec un chiffon, elle avait malencontreusement fait bouger une prise. Elle ne s’en était pas rendu compte, évidemment. Le soir, le lecteur Blu-ray n’avait pas démarré pour enregistrer le match OM-PSG que Paul avait programmé. Il était rentré tard, sentant l’alcool et le parfum d’une autre. Il était devenu fou de rage. Mais il s’était contenu, difficilement. Elle n’avait reçu que cette gifle. Elle en gardait le souvenir cuisant. Il avait pris sur lui pour ne pas frapper plus fort, pour ne pas frapper plus longtemps. Elle l’avait senti au plus profond d’elle-même.
Et si… Si elle était restée. Jusqu’où serait-il allé ? Loin, la réponse était évidente. Un jour, il l’aurait frappée de nouveau. Et puis encore. Et encore, plus fort. Eva savait pertinemment que ce genre de type ne changeait jamais, malgré les promesses à répétition. Et un jour… Oui, un jour il aurait forcément été trop loin. Avec son physique de sportif, elle n’aurait eu aucune chance.
Paul n’était pas le bon, c’est tout… Il lui avait fallu deux longues années de gâchis et de souffrance pour s’en rendre compte et réagir. Eva se sentit lamentable. Bon sang, Paul avait eu raison d’agir ainsi, elle le méritait ! Non, personne ne méritait ça. Merde, il avait presque réussi à la convaincre…
Refaire confiance à un homme ? Pas tout de suite, c’était clair. Elle avait assez donné…
Elle voulait prendre du temps pour elle, pour se remettre de tout ça. Elle soupira laborieusement. L’air avait du mal à pénétrer ses bronches, comme s’il s’était subitement raréfié.

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Sortant de son introspection, Eva se leva enfin de son canapé, elle redressa les bras haut au-dessus de sa tête et étira langoureusement son corps élancé puis passa ses longs doigts fins dans sa crinière brune aux reflets acajou, massant doucement son cuir chevelu. Un léger mal de tête persistait.
Elle ne s’estimait pas jolie, se trouvant même plus que quelconque, grâce à tous les compliments dont Paul l’avait abreuvé, sans doute. Pourtant, du haut de son mètre soixante-quinze, elle était tout sauf laide ! Fine et svelte, de longues jambes galbées, un joli visage ovale, un nez mutin, une peau claire sans aucun défaut, elle avait tout pour plaire. Elle était par ailleurs naturelle, se maquillant peu. Juste une touche de couleur sur ses lèvres et un peu de poudre pour se donner bonne mine.
Elle secoua la tête comme pour chasser ses pensées sombres. Laissant glisser sa main le long du mur blanc du séjour, elle passa devant le buffet où trônait le petit cadre contenant la photo de ses parents. Elle se dirigea vers la salle de bain. Elle était fatiguée et il était grand temps pour elle de se mettre au lit. Elle attrapa son pyjama de coton rose en baillant et frotta ses beaux yeux verts pailletés d’or qui, malheureusement, ne voyaient plus depuis bien longtemps…

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​CHAPITRE DEUX


L’avion venait d’atterrir à Roissy-Charles-de-Gaulle avec seulement vingt-cinq minutes de retard.
« Presque à l’heure, ça change ! » pensa ironiquement Lucian en se dirigeant vers le contrôle de police au milieu des autres passagers. Certains lui jetèrent un coup d’œil insistant. Sa pâleur devait leur faire penser qu’il était malade. Comme dans ce vieux film, le type débarque et contamine toute la population avec un virus mortel… Lucian sourit. Heureusement qu’il avait mis ses lunettes de soleil, sinon certains se seraient évanouis.
Paris lui avait manqué, alors après deux mois passés à New York pour affaires, il n’était pas mécontent de reposer les pieds sur le sol de sa chère vieille Europe. Rien n’était meilleur que de rentrer chez soi.
Il était pressé de retrouver l’appartement qu’il occupait non loin du cimetière du Père-Lachaise. La volupté et la douceur de la vie parisienne allait le changer de la frénésie new-yorkaise : la grosse pomme avait des atouts non négligeables mais la ville lumière serait toujours un lieu authentique où se ressourcer.

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​Une fois les formalités passées, il se dirigea vers l’une des sorties de l’aéroport en tirant sa valise-cabine noire, son seul bagage. Il aimait voyager léger et détestait les contraintes.
Le type maigrichon à la fine moustache venant en sens inverse le bouscula sans s’excuser et s’éloigna rapidement. Lucian avait senti la main de l’inconnu se saisir de son portefeuille malgré sa dextérité évidente. Poussant un soupir contrarié, il fit demi-tour et suivit le pickpocket. Cet abruti lui faisait perdre du temps. Le voleur était entré dans les toilettes afin de vérifier le contenu de son larcin à l’abri des regards indiscrets, enfermé dans l’un des boxes. Les lieux étaient déserts, aucun voyageur ne se rafraîchissait. Il se croyait bien caché… Tu parles ! Les battements rapides de son cœur et sa respiration saccadée s’entendaient cinquante mètres à la ronde. Le moustachu maigrichon manqua de s’étrangler lorsque la porte s’arracha de ses gonds. Les yeux écarquillés, il resta assis sur la lunette de plastique blanc, incapable du moindre mouvement. Sa fine moustache pendait sous son nez comme un lombric mort. Une grasse couche de sueur perla à son front. Des yeux le fixaient, il ne voyait rien d’autre. Deux spots rouges, lumineux.
― Non, non, je vous en prie !
Maigrichon leva les bras au-dessus de sa tête et ferma les yeux. Ses sphincters lâchèrent.
Alors, cette voix envoutante pénétra son esprit…
« Tu me redonnes ce portefeuille. Tu ne m’as jamais croisé ni jamais vu. Tu vas ensuite ressortir d’ici et rentrer chez toi. Tu n’es pas un voleur, tu vas te trouver un vrai boulot. »
Tout s’effaça. Seul, assis sur les WC, le pickpocket se demanda ce qu’il fichait à l’aéroport. Bon sang, il s’était pissé dessus ! Il se releva comme un somnambule et se dirigea vers les lavabos pour nettoyer les dégâts, le regard absent. Puis il prit le chemin du RER pour rentrer chez lui. Il l’ignorait, mais il avait eu de la chance. Beaucoup de chance.

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Lucian dominait le petit chauffeur asiatique de sa haute taille. Il lui promit un pourboire généreux s’il faisait fi des limitations de vitesse. Il était pressé de rentrer. La fatigue se faisait sentir, non point due au décalage horaire, mais Lucian n’avait rien avalé depuis le départ de son appartement new-yorkais et la faim commençait à le tenailler. Il aurait bien pu prendre un en-cas à l’aéroport, d’ailleurs la situation s’était présentée, mais cela allait à l’encontre de ses habitudes. A moins qu’il n’ait pas le choix. Il lui fallait être chez lui au plus vite afin de ne pas commettre d’impair. Ne jamais attirer inutilement l’attention sur soi, se fondre dans la masse… Averti de son retour, un ami avait dû lui remplir le réfrigérateur.

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Lucian Kasztellan était né au printemps 1422 dans une famille de la noblesse hongroise. Sa vie n’avait été que débauches et orgies jusqu’à son trente-cinquième anniversaire. Sans enfant, jamais marié, il menait une existence de jouisseur, vouée aux fêtes, aux ribaudes et au bon vin. Il ne faisait pas vraiment la fierté de ses parents mais c’était leur fils unique et il hériterait du titre de comte. En tant que tel, il devrait prendre la succession de son père dans la gestion des affaires et des terres de la famille et la perspective d’une vie sérieuse et travailleuse ne le réjouissait guère. Grand, robuste, cavalier émérite, il avait un physique impressionnant mais tout de même assez commun à cette époque : pour manier l’épée, mieux valait ne pas être un freluquet. Ce soir de mai 1457, il avait donc écumé les tavernes avec quelques amis à l’occasion de son anniversaire en se disant que ce serait peut-être pour lui une des dernières opportunités de mener sa vie de noceur. Il avait conscience qu’à son âge déjà bien avancé, il allait devoir rentrer dans le droit chemin… Il n’était plus un jouvenceau de l’année et son père vieillissait.
Son dernier souvenir embué de vapeur d’alcool le ramenait en compagnie d’une prostituée. La fille l’avait racolé alors qu’il quittait ses compères de beuveries. Il ne se rappelait de rien, pas même d’avoir couché avec elle. Un immense trou noir avait englouti plusieurs heures de son existence. Mais son réveil avait été des plus difficiles : seul, la chemise déchirée et ensanglantée, l’impression que son crâne allait éclater, il était couché sur un lit de feuilles mortes au milieu d’un bois dont il ne reconnaissait pas le moindre arbre ou bosquet. Sa gorge le brûlait atrocement, comme s’il n’avait pas bu depuis des jours. Ses yeux lui faisaient également un mal de chien, toutes les couleurs et les lumières semblaient être comme amplifiées. Le moindre bruissement du vent dans les feuillages lui traversait le cerveau comme autant d’aiguilles incandescentes. Se tenant la tête entre les mains, il avait eu envie de hurler… et il avait fini par le faire ! Les arbres lui renvoyèrent l’écho de sa voix, déformée et animale…
Une faim terrible comme il n’en avait jamais connue auparavant lui broyait les entrailles. Son corps était en feu !
Titubant, hagard, se traînant même à quatre pattes, il s’était mis à la recherche d’un chemin familier pour rentrer chez lui, ne comprenant toujours pas ce qu’il faisait là ni comment il y était arrivé.
Il pouvait entendre les bourgeons des arbres éclater dans leur coque, les pattes de milliers d’insectes qui couraient sous les feuilles, et tout ce vacarme le rendait fou.
En route, il surprit le bruit sourd d’une hache frappant le bois. Un bûcheron ! Il aurait certainement un quignon de pain, de l’eau et pourrait lui dire où il était ! Il le ramènerait même au manoir contre quelque promesse de récompense ; un paysan ne pouvait opposer un refus à un noble sous peine d’être châtié…
A la vue de cet homme, âgé, sale et hirsute, il ne comprit pas cette envie soudaine qui montait en lui, comme une lave incandescente se frayant un chemin vers une ouverture du sol, une sorte de fureur indomptable qui lui commandait de lui arracher la gorge. Alors qu’il approchait du pauvre diable, un désir et une rage inconnus lui brouillaient les sens et l’esprit.
Le bûcheron parut surprit en le voyant, puis il eut peur, reculant en levant sa hache devant lui. Lucian pouvait la sentir, cette peur. Cette odeur âcre qui émanait de ce paysan avait un effet dopant, excitant. Il s’élança…
Ce fût comme dans un rêve, ou plutôt comme dans un cauchemar ! A peine quelques secondes s’étaient écoulées. Regardant le cadavre déchiqueté qui gisait à ses pieds, Lucian se dit que ce n’était pas lui qui avait fait ça, mais une bête sauvage et immonde qui venait de dépecer les chairs de ce paysan. Ça ne pouvait être lui… Pourtant, c’était bien de sa bouche que le sang ruisselait… Le dégoût le saisit et il vomit.

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CHAPITRE TROIS


Ce dimanche-là, le soleil avait enfin montré le bout de son nez. On ne pouvait pas dire qu’il faisait un temps estival, loin de là, mais le froid était-il au moins supportable. En tout cas, ce crachin démoralisant avait enfin cessé.
Eva en avait profité pour sortir respirer un peu. La pluie récente exhalait des odeurs de terre, d’humus et d’herbe coupée. Un agréable mélange frais minéral et végétal. Emmitouflée dans son manteau de laine écrue, seule sur un banc, elle dévorait du bout des doigts la version en Braille du Nom de la Rose. Elle aimait le silence, la sérénité du lieu, et se plonger dans un bouquin lui permettait de s’évader un peu. Tout du moins, cela lui évitait-il de penser.
Tandis que sa main droite suivait les petites bosses sur les pages, son visage était tourné vers le soleil afin d’en mieux sentir la caresse. Elle se sentait bien, sereine et relaxée.
Soudain, ses doigts s’arrêtèrent et restèrent en suspens. Elle leva le nez et tendit l’oreille, inclinant la tête sur sa gauche.

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Un groupe de moineaux se battait dans l’arbre qui surplombait la jeune femme dans un joyeux brouhaha de pépiements aigus. Mais elle avait remarqué autre chose.
― Puis-je vous demander ce que vous regardez, Monsieur ? Je peux vous aider ?
Une légère irritation pointait dans sa voix.
― Aïe ! Je suis surpris en flagrant délit, et je vous prie de bien vouloir m’en excuser ! Comment m’avez-vous remarqué ? Je suis à plusieurs mètres derrière votre banc !
L’inconnu avait une voix profonde et chaude. Elle fit penser Eva à l’onctuosité d’un chocolat moelleux et fondant et elle se détendit.
― Disons que j’ai une ouïe particulièrement fine, j’ai entendu le bruissement de votre manteau ainsi que votre respiration.
― Très fine, en effet. Et comment saviez-vous que j’étais un homme sans vous retourner ?
― A part pour étudier sa teneur vestimentaire, une femme en observe rarement une autre… et votre parfum musqué vous a trahi ! répondit-elle d’une voix taquine. Vous êtes dans le sens du vent !
― Vous êtes perspicace. Me permettez-vous de m’asseoir près de vous ?
― Euh… oui… bien sûr… c’est un lieu public ici, et ce banc ne m’appartient pas !
― Merci… Je vous promets de ne point vous déranger.
― Pardonnez-moi, ma réponse était quelque peu abrupte... Je n’ai pas l’habitude d’avoir de la compagnie.
― Non, vous avez raison, on ne sait jamais à qui on a affaire… C’est un endroit étrange pour une lecture, non ?
― Pourquoi ? Je ne trouve pas… C’est le parc le plus silencieux que je connaisse dans le quartier !
― Silencieux, c’est le mot ! rit-il. Les résidants de ce cimetière ne vous perturberont certes pas.
― Vous savez, pour moi le Père Lachaise est autant un parc qu’un cimetière : il n’y a rien de lugubre ou de macabre ici, on y ressent une vraie sérénité, un apaisement profond… C’est très zen ! Autrefois je fréquentais plutôt les Buttes-Chaumont, mais il y a trop d’enfants qui jouent bruyamment, des bandes de jeunes qui cherchent à se confronter, bref ce n’est plus mon petit havre de paix !
― Je réalise que je ne suis qu’un butor, je manque à tous mes devoirs, je ne me suis même pas présenté ! Lucian Kasztellan, pour vous servir…
― Oh… Eva. Eva Zuccarelli.
Il lui prit fermement la main, la fit pivoter dos vers le haut et l’effleura, à peine, de ses lèvres. Eva trouva qu’il avait la peau froide, mais en automne, quoi de plus normal. Et quelles manières désuètes ! Par contre, il avait une poignée de main virile ! Elle se frotta les phalanges…
― Votre nom est de quelle origine ?
― Hongroise. Le vôtre sonne italien, n’est-ce pas ?
Lucian remarqua alors les pages vierges de toute écriture et passa rapidement ses doigts devant le visage de la jeune femme.
― Oui, je suis aveugle.
― Je suis désolé, ce n’était pas très élégant de ma part. Comment avez-vous…
― L’air déplacé par votre main ! Elle a caché un instant le soleil, c’était plus frais sur ma peau. Comme beaucoup de non-voyants, mes autres sens se sont… renforcés.
― J’ai pensé que les lunettes étaient là pour l’ensoleillement, je ne m’étais pas douté…
― Oui, j’ai l’habitude. Et maintenant vous regrettez de m’avoir abordé… Et oui, pas de chance…
― Non, non ! Loin de moi l’idée de considérer cela comme un frein à une rencontre, par ailleurs des plus agréable.
― Merci, je le prends comme un compliment.
― Mais il faut le prendre comme tel. Lorsque je vous observais de loin, je ne voyais qu’une belle jeune femme absorbée dans ses pensées et sa lecture, je ne me serais pas un instant imaginé que vous seriez aveugle.
― Oh, vous n’êtes pas le premier à qui cela arrive. Je n’ai peut-être pas les tics de certains, du coup cela passe assez inaperçu.

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Le fait qu’elle soit aveugle permettait à Lucian de la détailler sans se plier à la bienséance. Ses beaux cheveux bruns brillaient au soleil, leurs reflets cuivrés donnaient de la chaleur à son visage quasi-parfait : des pommettes hautes, un petit nez droit, une bouche superbement ourlée, un front haut et bombé, signe d’intelligence. Son teint rappelait à Lucian la plus fine des porcelaines chinoises : pâle et transparent, semblant si fragile. Ses mains, aux longs doigts fins, étaient délicates et impeccables.
De gros cumulus gris commencèrent à envahir le ciel, masquant le soleil et chargeant l’air d’une humidité malsaine. Eva frissonna et resserra son écharpe de soie bleue autour de son cou.
― Il est tard, je me dois de vous abandonner, dit-elle soudain.
― Puis-je vous raccompagner ?
― Je vous en prie, ne vous donnez pas cette peine. Vous savez, j’habite tout près d’ici et je connais le chemin par cœur. Et pardonnez-moi, mais je n’aime pas me sentir chaperonnée.
Telle n’avait pas été l’intention de Lucian mais il la comprenait.
Alors qu’elle se levait avec grâce, il remarqua la petite canne blanche télescopique qui dépassait de son sac.
― Bonsoir monsieur Kasztellan.
― Non, appelez-moi Lucian, s’il vous plaît.
― Très bien Lucian, si vous m’appelez Eva…
― Bonsoir Eva. Puis-je espérer une autre rencontre fortuite ?
― C’est bien possible, je viens ici assez souvent, et ce banc est mon emplacement préféré !
― Alors, à bientôt Eva, sur ce banc… ou ailleurs.
Il la regarda s’éloigner doucement, d’une démarche sûre et élégante malgré les pavés inégaux. Rien ne trahissait sa cécité. Sans sa canne blanche, on ne se douterait de rien.

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