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LES DEMONS DU PASSE (Agent spécial Léa Bacal, tome 6)

 

 

CHAPITRE UN

 

« Quand on enferme la vérité sous terre, elle s’y amasse, elle y prend une force telle d’explosion, que, le jour où elle éclate, elle fait tout sauter avec elle. »

Émile Zola, extrait de « J'accuse !».

 

 

L’air me cinglait le visage. Malgré la queue-de-cheval, des mèches rebelles s’étaient échappées et me flagellaient les joues comme des fouets miniatures. La température était loin d’être aussi clémente qu’à Malte, gros choc thermique ! Pourtant, on sentait la douceur du printemps se profiler. Les insectes ne s’y trompaient pas : ça bruissait, bourdonnait, stridulait dans une joyeuse cacophonie d’ailes et d’élytres qui se mêlait au bruit du ressac.

Il était encore tôt. Le soleil peinait à dissiper les brumes matinales dans les terres, derrière moi. Par contre, le ciel au-dessus de l’océan était bien dégagé. Les yeux fixés sur la ligne d’horizon, quasi invisible tant l’eau et les cieux se mêlaient d’un même bleu délavé, je rêvassais. Les flots paraissaient engageants malgré les vagues, bien qu’il soit trop tôt dans la saison pour envisager la moindre baignade. Au loin, un bateau de pêche, peut-être un chalutier, fendait les eaux comme une grosse baleine grise. Ou comme le sous-marin du Capitaine Nemo lorsqu’il refaisait surface, souvenir de lectures enfantines qui me ramenaient longtemps en arrière, vers une époque sereine. La mer alternait murmures et grondements, lorsqu’elle reculait ou se brisait contre les rochers. Mouettes et fous de Bassan virevoltaient, tournoyaient en un ballet gracieux à la recherche de leur pitance. J’aimais cet endroit. Certaines personnes ne supportent pas le bruit et l’excitation de l’océan. Pas moi. Malgré son isolement et sa désolation, il m’apportait un sentiment de sérénité, de plénitude.

Je ne savais pas pourquoi j’étais venue là, petite coupure sur la route du Centre. Un besoin impérieux de remuer le couteau dans la plaie, sans doute.

Ma main caressa le dossier de bois du petit banc, blanchi et décapé par les éléments, et je m’assis. Les vagues grondaient en bas, attaquant la roche de leurs dents d’écume.

La dernière fois que je m’étais installée là, j’avais dispersé les cendres de Hunter. Du moins le croyais-je. Qu’avais-je jeté au vent ce jour-là ? Des résidus de barbecue de Boissier ou les restes carbonisés d’un inconnu ? Ça, je ne le saurai jamais. En tout cas, j’avais cru dur comme fer à la mort de mon compagnon et j’avais déprimé sévère. Enfin, tout cela se rangeait dans la catégorie « souvenirs » maintenant… Une autre personne l’avait remplacé dans mon cœur, pourtant la blessure restait vivace.

Avec un soupir, je m’étirai, prête à reprendre le boulot. Oui, l’action, voilà ce qui me ferait le plus grand bien.

Le cri strident d’une mouette déchira l’air. Un « ploc » sur le banc détourna mon attention. Cette saleté d’emplumée venait de se lâcher en vol, et des éclaboussures blanchâtres piquetaient la manche de mon blouson.

― Merde !

C’était le cas de le dire…

Armée d’un Kleenex afin de nettoyer les dégâts, je regagnai ma vieille Honda rouge vif en maugréant.

 

Je regardai sans le voir le mur gris du bureau de Boissier. Toujours les mêmes affichettes, toujours la même odeur de renfermé, toujours le même bordel empilé… Il n’avait pas fait réparer le dessus du meuble et l’impact de mon coup de poing, craquelé sur les bords, donné un jour où mieux valait ne pas me chercher, marquait encore le bois. Le monde ne s’était pas arrêté de tourner pendant mes vacances. Rassurant ou déprimant ? Mon cœur balançait.

Mon chef me tournait le dos, occupé à dénicher le pedigree de ma prochaine cible. Il m’avait interrogé sur mon séjour, par pure courtoisie, avant d’embrayer sur les péripéties qui les avaient émaillées. Oh, il n’était pas ravi que je me sois retrouvée mêlée à une chasse aux fantômes – bien malgré moi – mais ne m’avait pas non plus remonté les bretelles. OK, je n’étais pas toute blanche dans cette affaire, puisque j’aurais pu me contenter de siroter des cocktails sucrés au bord de la piscine au lieu de m’impliquer dans une histoire qui ne me concernait pas. Mais comme on dit, chassez le naturel… Et puis, concernée, je l’avais été un minimum, puisque ce spectre m’avait choisie pour l’aider. Au moins, mon chef n’avait pas soupçonné la complicité de l’un de nos techniciens, qui m’avait fait parvenir du matériel de façon tout à fait non officielle. S’il le savait, mon supérieur s’était bien gardé de l’évoquer. Et moi aussi. Il fallait d’ailleurs que je rende à Noah tous ses bidules électroniques.

― Ah, le voilà…

Le commandant Éric Boissier redressa sa haute stature avant de se laisser choir dans son siège. Il braqua sur moi ses yeux gris acier, paupières froncées, un petit rictus sur les lèvres. De nouvelles rides plissaient son visage.

― Prête à reprendre du service ?

― Plus que jamais.

Il me tendit l’enveloppe cartonnée verte, que j’ouvris tandis qu’il me balançait le topo.

― Maximilien. C’est un nouveau, fraîchement débarqué en ville. Il était déjà recherché à Marseille, où il ne laisse pas que des bons souvenirs. Ce type s’en prend à des femmes disons… d’âge mûr.

― Chouette ! Un nécrophile-nécrophage.

Boissier haussa les épaules, les yeux au ciel. Oui, je sais, moyen comme blague.

― Il joue les gigolos, leur soutire de l’oseille avant de les abandonner, vidées. Au sens propre.

― Je vois. Encore un type charmant.

Et il l’était ! Sa photo le mettait en valeur, bien que prise à son insu de toute évidence. Blond, les cheveux qui ondulaient dans le cou, un sourire digne d’une pub pour dentifrice, il paraissait avoir dans les trente à trente-cinq ans. S’il avait porté un maillot de bain, on aurait pu le confondre avec un de ces surfeurs californiens taillés comme le David de Michel-Ange, à la tignasse décolorée.

― Toi mon grand, profite bien… ça ne va plus durer, murmurai-je au papier glacé. Chef, je vais avoir un souci d’âge pour l’approcher ! Je ne fais pas vieille rombière.

Boissier ricana.

― Votre approche habituelle de drague éhontée ne marchera peut-être pas, en effet. Mais je doute qu’il soit totalement hermétique à vos… charmes.

Cette fois, ce fut moi qui pouffai.

― Oui, faut voir. De toute façon, il n’aura pas le temps de dire « oups ». Je vois qu’il chasse dans les casinos… Eh bien voilà, je sais à quoi occuper ma soirée.

 

Je passai par les vestiaires afin de récupérer les boîtiers de Noah. Je les y avais laissés avant de me rendre dans le bureau du chef, maintenant j’allais lui rendre en toute discrétion, ensuite je m’équiperai en armes avant mon rendez-vous nocturne.

Je remontai les longs couloirs impersonnels en direction du service informatique, sans omettre de saluer d’un hochement de tête les quelques agents que je croisai.

Par chance, Noah, alias Pikachu, était seul dans le bureau, ses lunettes vissées sur son nez en trompette. Le regard accroché à l’écran, ses doigts pianotaient avec une agilité et une rapidité déconcertantes sur les touches. Tout à sa besogne, il ne m’avait pas entendu entrer. Un gros sac en toile gisait ouvert à ses pieds, près du meuble. Un drôle de tissu sombre en dépassait, avec un logo et des lettres peintes dessus. Il me rappelait vaguement quelque chose.

― Salut Noah.

Il sursauta et pivota brusquement vers moi.

― Oh, Léa ! Je ne t’avais pas vu arriver… Ça va ? Tes vacances ?

― Oui, couci-couça… un repos très relatif à cause de ce poltergheist et de sa copine aimable comme la gale. Sinon, à part ça, impeccable. Tiens, je te rapporte tes jouets. Merci.

Noah s’empressa de prendre les boitiers et les ranger dans une armoire métallique.

― De rien. Ça t’a servi au moins ?

― Oui.

En fait, pas tant que ça, les bips et les diodes lumineuses n’avaient empêché aucune tragédie, mais je ne voulais pas le vexer. Mes yeux s’attardèrent sur son sac et son drôle de bandeau. Les lettres FFI se détachaient nettement, en blanc sur fond noir, au-dessus d’un V et d’une croix de Lorraine. Noah suivit mon regard. Il se mit à sourire gauchement et rougit.

― Mon passe-temps… je me prépare, je fais le pont. Avec des potes, on va aller en forêt quelques jours…

Devant mon air ahuri, il se pencha, attrapa l’étoffe et l’étira devant moi.

― On va se faire un grandeur-nature, seconde guerre mondiale. Je suis un résistant, membre des Forces Française de l’Intérieur.

Il mima un mitraillage, aussi enjoué qu’un môme. Puis il prit un air de conspirateur et baissa encore la voix, jusqu’à murmurer.

― Ça reste entre nous, hein ?

Je le fixai, sans comprendre.

― OK, motus. Mais c’est quoi, un… grandeur-nature ?

Noah soupira, l’air d’un adulte prêt à expliquer une chose évidente à un gosse obtus.

― Les jeux de rôles, tu connais ?

Je haussai les épaules.

― Genre « Donjons et Dragons » ?

― Oui, mais en vrai. On se déguise, on endosse un rôle et on joue des scènes. D’habitude, je fais plus dans le Médiéval Fantasy. Comme c’est les soixante-dix ans de la fin de la guerre et que ça a pas mal bougé dans le coin, on va se faire des accrochages entre résistants et soldats allemands. On utilise des armes d’Airsoft, ça tire des billes de plastique. Tu devrais essayer, c’est fun !

Je ne pus réprimer un sourire.

― Non, merci, j’ai ma dose d’accrochage. Amuse-toi bien alors. Moi, j’ai un rôle de tueuse à jouer ce soir.

Je quittai Noah non sans l’imaginer cavalant dans les sous-bois en maquisard ou en jupette romaine, glaive en main, ou même en barbare vêtu de peaux de bêtes. Plusieurs agents me regardèrent bizarrement alors que j’avançais, un sourire aux lèvres et un rire ravalé au fond de la gorge.

 

J’avais opté pour une robe longue de satin noir, fendue sur un côté jusqu’à la partie supérieure de la cuisse. Mes cheveux remontaient sur ma nuque, serrés dans un chignon à la fois sensuel et strict. Des escarpins à talons hauts – mais pas trop – complétaient la tenue, ainsi qu’un petit sac assorti. Dedans dormait un Beretta chargé de balles creuses au mercure. Une lame effilée se tapissait, quant à elle, contre ma cuisse, cachée par le pan de la robe. La direction était au courant de ma présence, elle m’avait juste demandé un maximum de discrétion.

Auroville comptait un unique casino, dans le genre de ceux que l’on peut trouver à Deauville ou Enghien-les-Bains. Je déambulai, d’un pas chaloupé, entre les tables occupées par les accros du jeu : black-jack, roulette, poker, il y en avait pour tous les goûts. Certains semblaient novices et se faisaient dépouiller rapidement. D’autres, le regard fixe injecté de sang comme des drogués, s’accrochaient à leur table et avançaient leurs jetons, imperméables à tout ce qui se passait alentour. Certains devaient être prêts à hypothéquer leur baraque et vendre femme et enfants pour s’adonner encore et encore à leur vice…

Peu de femmes mûres se pressaient aux tables de jeux. Les hommes, si. Des bimbos siliconées en âge d’être encore au lycée se pavanaient derrière eux, rivalisant de sourires complices, de petits rires étouffés, de décolletés plongeants. Je n’avais pas croisé ma cible durant mon tour de salle. Je quittai donc le cercle à l’atmosphère tendue pour me rendre dans la pièce des bandits manchots. Là, l’ambiance était tout autre.

Le code vestimentaire était bien moins chic. Des touristes déambulaient, sursautant dès qu’une machine sonnait pour indiquer que le jack pot était tombé, avant de se précipiter voir la tête de l’heureux élu.

Des mamies permanentées aux cheveux presque violets tapaient avec acharnement sur les boutons, à une vitesse peu compatible pour leurs doigts arthritiques. Leurs regards hallucinés suivaient avec frénésie les rouleaux bigarrés. À peine ralentissaient-ils qu’elles les relançaient, encore en encore, le seau de jetons tressautant sur les genoux. Tout cela dans un brouhaha de sonneries et de sirènes, de flashs lumineux et de conversations enjouées. Certaines devaient être là depuis des heures. L’absence d’horloges et de fenêtres participait à cette perte de repère temporel. Rien n’était dû au hasard…

Je m’installai au bar et commandai un soda light. Les jambes croisées, juchée sur le tabouret, je scannai la salle, la paille entre les lèvres.

Plusieurs coups d’œil à ma montre : déjà deux heures que je poireautais. Les verres de soda s’étaient succédé et un besoin naturel commençait à se faire sentir. Je quittai donc mon poste d’observation, direction les toilettes.

Alors que j’en ressortais, les mains humides – je détestais les séchoirs bruyants qui remuaient l’air des lieux et la poussière pleine de miasmes qui va avec – je le vis.

Aussi à l’aise qu’un poisson dans l’eau, il portait un costume gris anthracite assorti à ses yeux. Veste ouverte et mains dans les poches, il marchait lentement, souriait à l’une ou l’autre de ces dames. Ses cheveux dorés capturaient les lumières qui s’y reflétaient. Le charmeur dans toute sa splendeur. Je me raclai la gorge et me lançai à sa rencontre.

Regard baissé, je farfouillai dans mon sac avant de le percuter de l’épaule.

― Oh ! Je… désolée ! Je suis d’une maladresse…

Son sourire commercial réapparut aussitôt.

― Moi, je ne le suis pas, désolé… Je suis même ravi de m’être trouvé sur le chemin d’une jeune femme aussi séduisante.

Bon. Le ferrer se montrait facile. Je portai la main à la bouche pour étouffer un gloussement et baissai les yeux, faussement timide.

― Je suis une vraie calamité, vous savez, tellement… maladroite ! J’espère que je ne vous ai pas fait mal ?

Il se tapota l’épaule, un large sourire étirant son visage.

― Je suis solide. Et vous ? Ça va ?

― Oui. Je suis confuse… comment me faire pardonner ? Voudriez-vous prendre un verre ? Enfin, si vous n’avez rien d’autre…

― Non, coupa-t-il, je n’ai rien de prévu, si telle était votre question. Et oui, je serai ravi de partager un verre avec vous.

Bingo. Il était à moi.

Nous marchâmes côte à côte jusqu’au bar où nous commandâmes des coupes de champagne.

― Que fait une femme comme vous dans ce lieu de perdition, demanda-t-il, l’air amusé.

― Eh bien… j’aime cette ambiance. Je ne suis pas très joueuse, du moins je ne l’étais pas avant, je n’en avais pas les moyens, mais je viens d’hériter d’une vieille tante, alors je cherche à m’amuser un peu.

Une lueur d’intérêt s’alluma aussitôt dans ses yeux à l’évocation de l’argent. Il trempa ses lèvres dans le champagne.

― J’espère pouvoir être en mesure de vous divertir, alors…

Je gloussai, feignant d’être gênée.

― Vous… vous êtes direct !

Il soupira.

― La vie est courte. Il faut profiter de chaque instant comme s’il s’agissait du dernier. N’est-ce pas ?

Il ponctua sa remarque d’un baiser déposé sur le dos de ma main. Il ne savait pas à quel point il avait raison !

― Au fait, je m’appelle Angélique.

Je n’avais pas trouvé mieux. Son regard pétilla et il reprit ma main pour y déposer un nouveau baiser effleuré.

― Je suis sûre que vous l’êtes. Je me prénomme Philippe.

Menteur.

Je lui souris et fis semblant de glisser de mon tabouret. Il m’attrapa le coude.

― Je crois que j’ai bien trop bu ! La tête me tourne un peu…

Il sourit davantage.

― Alors, il est de mon devoir de chevalier servant de vous raccompagner, ma chère Angélique.

Il détacha chaque syllabe de mon faux prénom d’un air gourmand avant de me faire signe d’y aller.

Je le suivis d’une démarche que je voulais hésitante. Dehors, il me proposa d’aller dans sa voiture.

― J’ai peur de me sentir un peu mal… de l’air frais me ferait le plus grand bien, avant. Nous pourrions marcher un peu, dans le parc, là…

Je lui désignai d’un doigt hésitant les arbres plongés dans une semi-pénombre. Un lieu tranquille, à l’écart… parfait pour s’en prendre à une proie innocente. Ma cible parut ravie.

― Oui, venez respirer un peu.

 

Des grenouilles coassaient dans la mare cachée par les herbes hautes et l’obscurité. J’entrainai mon vampire gigolo dans une partie particulièrement retirée du parc, éloignée du parking et de ses réverbères, et des passants éventuels. Je finis par m’appuyer contre un tronc.

― Ça va mieux ?

Sa fausse sollicitude était presque touchante. Je pouvais sentir les ondes de puissance qui s’échappaient de lui. Son regard gris brillait dans le noir, comme une lame d’acier. Je savais qu’il n’allait pas tarder à passer au vert.

Je me tournai vers lui et lui adressai un sourire aguicheur, ponctué d’un petit coup de langue contre ma lèvre supérieure. Discrètement, ma main tâtonna à la recherche de mon Beretta.

― Oui… je crois…

Sa réaction ne se fit pas attendre. Il s’approcha.

― Vous aviez raison, tout à l’heure… la vie est courte, Maximilien.

Il comprit. Son regard vira instantanément au vert. Ses lèvres se retroussèrent sur ses canines et il gronda. Je dégainai quand il bondit.

La balle frôla son épaule – malheureusement sans éclater – et il me percuta pour me balancer contre un autre arbre. Le bois craqua sous le choc et je m’affalai au pied du conifère, les poumons en feu, les côtes douloureuses. Comment avais-je pu le manquer ? Merde, je me ramollissais ou quoi ? Le dossier n’indiquait pas son âge réel, inconnu. Sans doute était-il assez vieux pour me ficher une dérouillée. Et cette saleté de balle creuse au mercure qui n’avait pas pétée ! Une simple éraflure sans autre dommage. Je me relevai.

― Pas mal. Je t’ai sous-estimé, je ne commettrai plus la même erreur, soufflai-je.

Je sentais mes côtes fêlées se ressouder. Désagréable.

― Exact ! Tu seras morte avant !

Il glissa vers moi et me décocha un coup de poing. Je l’esquivai en sautant. Je passai par-dessus lui et retombai dans son dos. Il fit volte-face, le visage décomposé.

― Tu n’es pas… humaine ?

― Si, mais version OGM.

Son visage se crispa. Ça venait de faire tilt dans son esprit. Il savait qui j’étais. Le monde des vampires connaissait mon existence, la fille aux capacités développées. J’étais une sorte de légende urbaine.

Je ne lui laissai pas le temps de réagir. Mon Beretta était tombé sous le choc, il me restait le poignard. En une fraction de seconde, le manche se logea dans ma main. Maximilien rugit et me sauta dessus. Il commençait à m’échauffer sérieusement les oreilles. Mon bras se détendit.

Le visage au ras du mien, ses yeux vert émeraude rivés à mes iris, son expression changea. Elle passa de la rage à la surprise, avant de se teinter de haine.

Empalé sur mon couteau, son corps se figea, ses mains s’agrippèrent à mes épaules. Une dernière torsion du poignet, et je mis son cœur en lambeau. Fini. Terminus. L’éclat de ses yeux s’éteignit.

― Bonne nuit, Max !

Je me relevai, échevelée et constatai les dégâts sur mes fringues.

― Fait chier ! Quand apprendront-ils à crever proprement ?

Je n’avais plus qu’à faire venir les nettoyeurs du Centre. Affaire réglée.

 

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CHAPITRE DEUX

 

Je passai le relais aux nettoyeurs en combinaisons de cosmonautes. Ils prirent des clichés et enveloppèrent ce qui restait de Maximilien dans un sac mortuaire. L’aube n’allait pas tarder, il fallait dégager le périmètre avant que les derniers noctambules ne s’aperçoivent du carnage avec les premières lueurs du jour. Déjà, les branches décharnées se dessinaient sur le ciel plus clair, comme des mains plaintives levées, implorant un Dieu qui ne les écoutait pas. Leur aspect squelettique me fit frissonner. À moins que ce ne soit l’humidité de mes vêtements. De mon côté, je regagnai dare-dare ma Honda afin de rentrer me nettoyer de tous ces reliquats visqueux. J’en étais maculée de la tête aux pieds. La paperasse pourrait attendre la mi-journée.

Vingt minutes plus tard, je me garai enfin sur le parking de ma petite résidence et croisai les doigts pour ne pas rencontrer un voisin matinal. Je me passais volontiers du regard surpris et dégoûté qu’on pouvait m’adresser parfois. Sans compter les questions gênantes.

Je pris l’escalier pour minimiser les risques et refermai enfin ma porte. Avec un soupir de soulagement et de fatigue, je pénétrai dans la salle de bain et commençai à me dévêtir. Une vague d’ondes caressa ma peau et un bruissement de tissu me poussa à me retourner.

― Charles ? Je ne t’ai pas entendu entrer, je déteste quand tu passes en mode furtif !

Il possédait les clés de mon appartement depuis peu, plus pratique maintenant que notre relation devenait sérieuse. Il ricana pour toute réponse sans cesser de me balayer du regard.

― Tu as déjà quitté ton club ?

― Oui. Ghost gérera la fermeture. C’est quoi… ça ?

Adossé au chambranle, il montrait du doigt ma robe étalée au sol et les taches qui couvraient mes bras. Sans compter les ecchymoses déjà en passe de s’estomper.

― Oh, ça ? Je te présente feu Maximilien. Un gigolo qui détroussait les vieilles dames avant de les saigner au sens propre.

― Je vois que ta soirée a été… mouvementée.

― Oui, on peut dire ça. Et toi ? RAS ?

― Non, soirée calme. Quelques débuts de bagarres rapidement canalisées, des alcooliques trop pressants envers les danseuses… la routine. Pas de dents-longues en chasse. Ils évitent mon club, ils connaissent les règles de la maison.

Il se rapprocha et posa les mains sur mes épaules. Je sentis son torse contre mon dos nu et un courant électrique délicieux me parcourut des pieds à la tête. Une bouffée de chaleur m’empourpra les joues.

― Un bon massage pour te détendre, je ne vois rien d’autre.

Ses doigts commencèrent à malaxer mes trapèzes endoloris. Je fermai les yeux et rejetai ma tête en arrière afin de la poser contre lui.

― J’allais… prendre une douche, avant de dormir un peu, dis-je, la voix rendue rauque par l’anticipation.

― Bonne idée.

Je fis volte-face, m’arrachant à l’agréable massage, et passai mes bras autour de son cou. Son regard me brûla. Il caressa doucement ma lèvre inférieure du bout de son pouce.

― Embrasse-moi.

Ce n’était pas une simple suggestion, mais un ordre auquel je me soumis volontiers. Je me hissai sur la pointe des pieds et nos bouches s’emboitèrent, comme deux pièces mitoyennes d’un puzzle. Mon cœur accéléra jusqu’à tambouriner dans mes tempes. Et une boule de chaleur que je connaissais très bien se forma dans mon ventre.

― Alors, on la prend, cette douche ? soufflai-je, d’une voix quasi inaudible.

 

La douche à l’italienne était bien assez vaste pour deux. J’ouvris le robinet thermostatique jusqu’à obtention de la température idéale. Je me débarrassai de mes sous-vêtements et glissai sous la pluie chaude et agréable. Les paupières entrouvertes, j’admirai le spectacle de Charles se débarrassant de ses fringues. En deux enjambées, il me rejoignit.

Face à face, nous nous observâmes un instant, des paillettes vertes plein les yeux.

― Sais-tu à quel point j’aime te regarder ? souffla-t-il.

― Hum… Autant que moi à faire de même, j’imagine.

Il se colla à moi et prit mon menton entre les doigts afin de m’obliger à lever la tête.

― Chaque instant auprès de toi est un pur délice dont je n’ai de cesse de me régaler.

― Tais-toi… et embrasse-moi !

Il plaqua brutalement sa bouche sur la mienne et me repoussa contre le mur carrelé. Bloquée, je n’avais plus la moindre échappatoire. Ce qui m’enchanta.

― J’aime ton goût, ton odeur…

J’avais la nette impression que cette matinée allait balayer les souvenirs désagréables de la nuit. Au-delà de mes espérances.

Ses doigts effleurèrent mes côtes encore douloureuses et je grimaçai. Il changea aussitôt de tactique et me picora le cou du bout des lèvres tandis que ses mains descendaient plus bas. Je libérai un de mes bras et attrapai le gel douche à la fleur d’oranger. Je versai le liquide épais dans ma paume et lui tartinai les pectoraux. Il fit de même et me savonna le haut du dos avant de passer vers mes seins. Je fermai les yeux et me laissai envelopper par la sensation enivrante de ses caresses. Ma respiration s’accéléra lorsqu’il m’obligea à lui tourner le dos. Ses jambes appuyèrent sur les miennes et plus aucune barrière ne le retint. Je gémis, l’eau collant mes cheveux contre mon visage, les gouttes s’insinuèrent dans ma bouche entrouverte.

― Finie la toilette, passons aux choses sérieuses, l’entendis-je souffler à mon oreille.

Les mains plaquées contre la paroi ruisselante, je laissai mon corps s’exprimer et mes râles de plaisir jaillir.

 

― Tu retournes au Centre ?

La voix de Charles surgit de la salle de bain, étouffée par l’épaisse serviette de toilette dont il se frictionnait le crâne.

Assise sur le lit, je finissais de m’habiller. L’envie de dormir m’avait désertée. Je ne pus m’empêcher de l’admirer par la porte ouverte, torse nu, un drap de bain enroulé autour de la taille.

― Oui, mais pas tout de suite. En fin de journée. Pourquoi ?

― Tu pourrais venir avec moi, voir Adeline.

Je me redressai et remontai la fermeture Éclair de mon jean.

― Oui, bonne idée. Je ne l’ai pas revu depuis…

Je m’interrompis. La dernière fois, elle était allongée sur une civière, en train de mourir. Son compagnon, Ghost, qui était aussi le bras droit de Charles, lui avait alors proposé la transformation. Je n’avais eu ensuite de ses nouvelles qu’oralement. Comment allait-elle réagir en me voyant ?

Comme s’il devinait mes craintes, Charles s’approcha et me gratifia d’un sourire rassurant.

― Elle parle souvent de toi. Elle va beaucoup mieux, tu sais. Les crises s’espacent de plus en plus. Je vais appeler Ghost pour lui dire que nous passons. Ainsi, elle prendra un en-cas avant.

J’attrapai mes chaussettes et ricanai.

― Oui, je préférerai ne pas jouer ce rôle.

 

Fin prête, les clés en main, j’attendais que Charles me rejoigne. Il me fit signe de sortir tout en raccrochant son portable.

― Tu prends ta voiture ?

― Oui, finalement je compte aller au Centre directement après. Si je monte avec toi, tu seras obligé de me ramener ici, pas terrible.

― OK.

Nous sortîmes et fûmes accueillis par les aboiements hargneux de cette saloperie de Cannelle. Ma voisine, Madame Simonin, fermait sa porte d’une main et tenait la laisse de son fichu caniche de l’autre, un Caddie coincé contre elle. Le chien s’agitait tellement que je prédisais à la vieille dame une chute et un col du fémur en miettes d’ici peu.

― Bonjour Madame Simonin, lançai-je assez fort pour couvrir les jappements.

Elle me jeta un regard en biais, avisa Charles, marqua le coup et trottina le plus vite possible vers l’ascenseur.

Je balançai mon coude dans les côtes de mon ami.

― Tu ne peux pas t’empêcher de la faire flipper, hein ? C’est plus fort que toi.

― Hé ! Je n’ai rien fait !

Son regard vert scintillant et son sourire en coin mentaient pour lui.

 

Je suivis la voiture de Charles. Il se gara dans une rue calme, à l’écart du centre-ville et je l’imitai. Les pavillons s’alignaient, presque tous semblables, derrière un jardinet sur rue. Un quartier sans charme. Son atout : la discrétion.

Charles me fit signe de le rejoindre devant une barrière métallique peinte en blanc. Au-delà, une pelouse impeccablement tondue s’étalait, tachetée de bosquets fleuris, coupée en deux par un chemin de plaques de granit qui conduisait à la porte. La maison, avec un seul étage, ne dépareillait pas des autres. Pas de style propre, un simple pavé de crépi blanc surmonté d’un toit d’ardoise.

― Je m’imaginais Ghost avoir des goûts plus luxueux.

Charles se mit à rire.

― Cette baraque n’est qu’un petit pied à terre pratique. Il possède une très belle villa plus au sud, avec vue directe sur l’océan. C’est là-bas qu’il gardait Adeline, au début. Moins de voisinage, rapport aux cris qu’elle poussait et aux éventuelles « évasions » de sa part. Maintenant qu’elle va bien, ils sont ici. C’est à quinze minutes du centre et du Lolita. L’autre maison sert pour les vacances, les petits breaks en amoureux.

Charles poussa le portillon et nous nous engageâmes dans l’allée bordée d’herbe et de massifs colorés. Avant même que nous atteignîmes les deux marches qui nous séparaient de la porte, cette dernière s’ouvrit sur un Ghost souriant.

L’albinos massif occupait tout l’espace. Je le trouvais toujours aussi impressionnant, tant par sa carrure que par son aspect qui lui avait valu ce surnom.

― Léa ! Ravi de te voir. Adeline trépigne d’impatience.

Notre dernière rencontre me laissait un goût amer. Désespéré par l’état de la jeune femme, il m’avait tenue pour responsable, malgré mes efforts pour la protéger. A priori, la pilule était passée.

Charles me laissa galamment entrer avant lui et nous pénétrâmes dans la petite maison.

Adeline nous attendait, debout au milieu du salon décoré et agencé avec un goût en décalage avec l’aspect médiocre de l’extérieur. Charles me fit un signe du menton et suivit Ghost dans une autre pièce. Message capté, ils me laissaient seule avec elle.

Ses cheveux châtains lui tombaient harmonieusement sur les épaules avant de cascader plus bas, jusqu’à hauteur de la taille. Ses yeux noisette pétillaient comme dans mon souvenir, peut-être quelques piquetis verts les parsemaient-ils ici ou là. Les taches de rousseur qui se disséminaient sur son visage semblaient plus marquées, le contraste avec sa peau plus pâle qu’autrefois se remarquait.

Je me raclai la gorge, mal à l’aise. Par quoi commencer ?

― Adeline… je suis…

Je ne pus finir, le mot « désolée » ne sortit pas.

En un mouvement d’une rapidité à couper le souffle, Adeline fut sur moi, ses bras enroulés autour de mes épaules. Elle me plaqua contre elle avec vigueur avant de frotter ses mains dans mon dos, le visage enfoui dans mon cou.

― Oh Léa ! Ce que je suis contente de te voir !

Eh bien, ça, c’était de l’accueil. Avec un sourire crispé, je la décollai de moi et lui pris la main.

― Moi aussi. Ravie de voir que tu te portes… plutôt bien. Vu les circonstances.

Elle sourit encore davantage.

― Viens t’asseoir. Oui, je vais on ne peut mieux. Je me sens tellement… vivante !

Elle éclata de rire tandis que je me posai sur le sofa gris anthracite.

― C’est fou, non ? Ça peut paraître paradoxal, mais c’est vrai. Ma vie d’avant me parait si lointaine et si fade. C’est comme une renaissance, un autre moi, plus fort, plus… ah, je ne sais pas comment dire.

Je soupirai.

― Je comprends. Pourtant, rien de tout cela ne serait arrivé si j’avais pu te soustraire aux broucolaques. Je ressens de la culpabilité.

Adeline plongea ses iris dans les miens.

― Tu ne dois pas. Vraiment. Je t’assure que je vis un rêve auprès de Ghost, je vois les choses différemment maintenant. Même si…

Elle se rembrunit et se tut.

― Il y a quelque chose qui cloche ? m’enquis-je.

La jeune femme secoua la tête, comme pour chasser des pensées sombres.

― Non. C’est juste que… j’ai dû faire une croix sur certains aspects de ma vie.

― C’est-à-dire ?

― Eh bien, je ne vois plus mes parents. Pour eux, je suis morte ce jour-là. Ils n’ont pas accepté. Mes amis non plus. Tu connais la rengaine, nous avons beau vivre tous dans le même monde, il y aura toujours cette frontière infranchissable pour certains. En fait, tu es la seule à te préoccuper encore de moi. Enfin, la seule humaine j’entends.

Je souris doucement.

― Humaine, je ne le suis plus totalement. Mais je comprends ce que tu ressens.

Ce n’était pas complètement vrai. Je ne pouvais pas me mettre à sa place. Adeline devait faire face au rejet des siens et tout ce que je pourrais lui dire ne soulagerait jamais sa douleur. Comment auraient réagit mes parents, mon frère, face à mes capacités hors norme s’ils étaient encore sur cette terre ? Peu de gens avaient l’esprit assez ouvert pour accepter une créature en leur sein. Et encore, en ce qui me concernait, je n’étais pas un vampire comme elle, juste une sorte d’hybride coincée entre les deux mondes. Finalement, je ne savais pas ce qui était le pire…

De fil en aiguille, la conversation dévia vers mes vacances, mon boulot, ma relation avec Charles et la sienne auprès de Ghost. Le temps passa et lorsque les deux vampires mâles revinrent, je réalisai que l’après-midi était entamé.

Une ultime embrassade, quelques derniers mots échangés, et je fonçai vers le Centre à bord de mon épave sur roues.

 

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CHAPITRE TROIS

 

Le nez dans la paperasse, je n’avais pas vu la fin de la journée arriver. Résultat, je me redressai, le dos endolori, avec en supplément des gargouillis intempestifs qui devaient s’entendre à l’autre bout du pays. J’avais allègrement sauté le déjeuner et ce n’était pas les quelques biscuits et le café avalés chez Ghost qui pouvaient calmer mon estomac.

Je me dirigeai donc vers le coin cafétéria et achetai une salade industrielle – qui n’avait de salade que le nom – avant de m’installer et la gober rapidement.

Je mâchouillai un quartier de pomme aussi insipide que les traits d’esprit d’une concurrente de télé-réalité, les oreilles attirées par les discussions d’autres agents. Il en ressortait que ces dernières semaines, une recrudescence de renégats se faisait sentir. En réponse, les militants de LHA, Les Humains d’Abord, ce groupuscule anti-vampires, multipliaient les provocations au travers de manifestations bruyantes. J’avais déjà échangé sur le sujet avec le Commandant Boissier. Avant mes vacances, les environs étaient assez calmes. Ce n’était plus le cas. Point positif : je n’allais pas me retrouver au chômage à court terme. Par contre, tout cela risquait de dégénérer sévère.

 

Je fis un crochet par la zone commerciale afin de remplir un peu les placards de la cuisine. Les poches de sang figuraient de moins en moins au menu, ce qui n’était pas pour me déplaire, mais je devais me plier à la corvée du commun des mortels : les courses.

Je maniai mon caddie comme une pro : légumes, fruits, viandes et petits gâteaux (on a le droit de se faire plaisir, non ?) s’entassèrent rapidement dans un joyeux fouillis d’emballages criards. Je payai, sortis et enfournai les sacs sur le siège arrière.

J’avais pris soin de me garer loin de l’entrée principale afin de ne pas me retrouver entourée d’autres voitures. L’état de ma pauvre Honda était déjà assez déplorable, inutile de risquer de se faire rayer la carrosserie par un caddie ou une portière. Je ramenai mon chariot dans un abri situé à l’écart, non loin du côté du supermarché. Il n’y avait personne. Alors que je récupérai mon jeton, un bruit de tôle happa mon attention.

Des gémissements montaient du coin du bâtiment. Ils seraient restés inaudibles pour une oreille lambda. Pas pour la mienne. Un type se faisait tabasser dans un coin sombre ou je ne m’y connaissais pas.

Après tout, ce n’était pas mes oignons. Mais voilà, je ressentais des vagues caractéristiques, des picotis qui me dressaient les poils des bras. Un vampire se tapissait dans l’ombre.

Je m’approchai du lieu, aussi discrète qu’un chat. Un lampadaire trônait bien le long du mur, mais son ampoule avait dû rendre l’âme depuis belle lurette et personne n’avait pris le temps de la changer. Des grosses bennes à ordures barraient en partie le passage qui devait mener à la zone de déchargement. Pliée en deux afin de rester masquée, j’avançai encore.

Deux hommes se tenaient dans l’obscurité. Ma vue perçante les distinguait sans problème. Le plus grand tenait sa victime par la gorge ou le col, plaqué dos au mur. Il le soulevait tant que les pieds du pauvre type dansaient à vingt centimètres du sol. Avec des râles étouffés, il gigotait et tentait désespérément de desserrer l’étreinte de son assaillant, en vain.

Je tâtonnai dans mon dos et libérai le Beretta de son holster. J’armai. Le cliquetis métallique résonna et je grimaçai. Pour l’effet de surprise, foutu. Je bondis, bras tendu et jambes écartées.

― GIAR ! Lâchez cet homme ou je tire !

Le vampire obéit. Enfin, à sa manière. Il lâcha effectivement sa proie pour me la balancer dessus. J’esquivai et l’homme s’étala à mes côtés. Je pus voir les yeux du vampire briller, deux faisceaux verts qui perçaient la nuit.

Il me fit face, les bras légèrement écartés. Et il sourit.

― Vous vous méprenez… je ne suis pas l’agresseur dans cette affaire.

― Ben voyons. Je crois ce que je vois. Vous ne dansiez pas un tango tous les deux. Mains en l’air.

La victime, allongée à mes pieds, gémit. Ses doigts se refermèrent autour de ma cheville. Je baissai les yeux sur lui.

― Croyez-moi, ce type n’est pas un agneau inoffensif, c’est un facho de LHA. Et il n’est pas seul.

Je relevai la tête, mais trop tard. Avec une vitesse fulgurante, le vampire bondit. Il passa par-dessus le grillage qui bordait l’entrepôt et disparut.

― Merde !

Je rengainai mon arme avant de me pencher sur l’homme dans les vapes. Il n’avait pas lâché ma cheville.

― Ça va aller, je vais…

Un objet dur frappa l’arrière de mon crâne. Sonnée, je m’étalai à plat ventre sur le bitume.

― Saleté de créature !

Je ne connaissais pas cette voix dure et agressive. Je tentai de me mettre à quatre pattes, le souffle court. Un coup de pied, violent, me frappa dans les côtes et je valdinguai dans une poubelle. Mon dos heurta le métal qui grinça. Assise, la vue trouble, je tentai de comprendre ce qui se passait. Un homme aidait la victime du vampire à se relever. Je secouai la tête afin de m’éclaircir les idées et me redressai.

― Attention, elle se relève !

― Je ne suis pas un vampire, lançai-je, une main levée. Au contraire, je suis venue…

Une détonation claqua. Sous l’impact, je fus propulsée de nouveau en arrière et basculai dans les ordures. Une brûlure intense me déchirait le flanc droit. Je passai la main au-dessus de ma hanche et la ramenai, poisseuse de sang.

― C’est pas vrai…

Des bruits de semelles claquant le bitume me ramenèrent à la réalité. Les deux hommes s’enfuyaient.

Je m’agrippai à la benne pour m’aider à me remettre sur pieds, non sans une grimace. Mes facultés de régénération n’empêchaient pas la douleur. Heureusement que ce type tirait comme un bleu : s’il m’avait touché au cœur ou à la tête, adieu Léa.

Je marchai jusqu’au parking. Là, je n’eus que le temps de voir un monospace quitter les lieux à toute vitesse, les pneus crissant sur l’asphalte.

Le vampire n’avait peut-être pas menti. Des sbires du LHA devaient être derrière cette agression. Et ces abrutis ne facilitaient pas la tâche du GIAR. Si leurs provocations s’intensifiaient, le pacte fragile entre humains et créatures pouvait voler en éclat à tout moment.

 

Je rentrai en trombe chez moi. Une fois changée, – ces connards m’avaient ruiné une chemise neuve – je décidai de passer voir Charles au Lolita avant l’heure d’ouverture. Je devais le mettre au courant des procédés de ce groupuscule d’excités afin qu’il transmette un message de vigilance aux siens. J’en toucherai aussi un mot à Boissier. Leurs agissements devaient cesser au plus vite. Gérer les créatures était notre mission. Plus ils piétineraient nos plates-bandes, et moins préserver la paix se révèlerait aisé. Et si, pour couronner le tout, ils confondaient humains et créatures…

Les places étaient chères en soirée dans le quartier, je dus laisser ma voiture à plus de cent-cinquante mètres du club. Je remontai l’avenue, déjà animée, bordée de bars et de restaurants. Je zigzaguai entre les premiers noctambules et les touristes en goguette et je me faisais l’effet d’un saumon remontant le courant d’un fleuve. De la musique sortait des bars, des éclats de voix fusaient et des serveurs s’affairaient, plateaux en main. Ce quartier était l’un des plus animés de la ville, surtout le vendredi soir.

J’allai traverser en direction du Lolita, situé sur le trottoir d’en face, lorsqu’une voix familière me héla.

Je fis volte-face et aperçus Noah.

Sous le dais d’une terrasse couverte, debout près d’une table, le jeune homme me faisait des gestes de la main, entouré de plusieurs personnes que je ne connaissais pas.

― Bonsoir Léa ! Tu viens prendre un verre avec nous ?

Je m’approchai, arborant un sourire de circonstance.

― Salut. Non, je vais au Lolita. Mais merci.

Trois hommes et deux jeunes femmes, sensiblement du même âge que Noah, me fixaient.

― Laisse-moi te présenter. Voici Léa Bacal, on travaille au même endroit.

Je serrai les mains tendues, chacun se nomma. Alors que je saluai le dernier type, Noah lui tapa dans le dos.

― Lui, c’est mon meilleur ami, Marc Weinreich. On va bientôt enterrer sa vie de garçon !

Je félicitai l’heureux futur marié qui rougit et bafouilla sous les moqueries sympathiques de ses amis. Blond, le regard d’un bleu limpide, il avait l’air d’un adolescent dans des habits d’adulte. Sûrement un timide, vu sa façon de triturer son verre de bière.

― Je te croyais en train de crapahuter en forêt, lançai-je à Noah.

Il sourit et repoussa ses lunettes d’un geste machinal.

― Non, on part demain. Ce soir, c’est la fête !

― Cool. Amusez-vous bien alors.

Un dernier signe de main collectif, et je les quittai.

 

L’heure d’ouverture n’avait pas encore sonnée pour le club de Charles et aucun employé ne traînait dehors. Je pris donc l’allée qui le bordait et frappai à la porte de service. Au bout de quelques secondes, un physionomiste moulé dans un tee-shirt trop petit ouvrit, l’air maussade, prêt à virer l’importun. Il me reconnut et afficha un sourire plein de dents qui avait plus l’air d’une grimace.

― Charles est là ? m’enquis-je.

Pour toute réponse, il ouvrit plus largement le battant et me fit un signe du menton vers l’intérieur. Pas loquace, le gars. Je le remerciai et pénétrai l’antre du Grand Connétable d’Auroville.

La musique sourdait, volume au plus bas. Le DJ s’activait derrière sa cage de verre et les employés s’affairaient à apporter les dernières touches de nettoyage entre les tables et les sofas. Une barmaid très dénudée aux tatouages impressionnants alignait les verres et les bouteilles sur des étagères vitrées. Les spots fixés au plafond crachaient une lumière crue. Bientôt, ils s’éteindraient pour laisser place à une atmosphère bien plus voluptueuse et tamisée.

Je connaissais les lieux comme ma poche et personne ne m’accompagna vers le fond du club, là où se situaient les pièces privées. Tout le monde ici savait que j’étais, dorénavant, la petite amie du patron. Sans omettre que tous les vampires présents connaissaient mon job et ma réputation. Bref, personne ne me cherchait plus de noises depuis un moment.

Je longeai les toilettes et m’enfonçai plus avant dans le couloir obscur. Je frappai enfin à la porte du bureau de Charles et entrai sans attendre d’invitation.

Charles et Ghost discutaient, verre en main. Le contenu sombre et épais ne laissait aucun doute sur sa composition.

Galamment, ils se levèrent et Charles me sourit.

― Quel plaisir de te voir ici. Une petite pause avant d’aller au Centre ?

Il m’embrassa à pleine bouche, comme si nous étions seuls. Je me dégageai enfin de son étreinte et fis la moue.

― Oui et non. Je suis tombée sur des membres de LHA. Une rencontre un peu brusque.

Le regard de Charles passa au vert et son sourire s’effaça.

― Ils t’ont provoquée ?

― Disons qu’un vampire était en train de mettre la tête d’un type au carré. J’ai voulu intervenir, mais j’ignorais qu’il s’agissait d’un sympathisant. Et ses potes se sont ramenés. Du coup, mon vampire s’est tiré et ces abrutis m’ont assommée par surprise avant de se barrer courageusement.

Charles fut sur moi en une fraction de seconde. Les mains sur mes épaules, son regard me sonda, inquiet.

― Tu les a vus ? Décris-les-moi !

― Tout doux, noble chevalier ! T’inquiète, je n’ai rien. Ils m’ont quand même tiré dessus, ces cons. Mais non, pas eu le temps de bien les voir. Celui à terre, si, un peu, mais je ne sais pas si je pourrais le reconnaître.

Je reculai et grimaçai.

― Et ôte-toi tout de suite de la tête toute idée de vendetta.

Charles soupira, agacé.

― Je ne supporte pas de savoir qu’on te veut du mal.

Je haussai les épaules, je commençai à prendre ses tics.

― Ces abrutis ont dû me confondre avec une créature. Et puis, le danger fait partie du boulot. Non, ce qui m’emmerde le plus, c’est qu’ils risquent de faire monter la pression avec leurs initiatives foireuses. Essaie de voir de ton côté, préviens tes hommes de ne pas céder aux provocations.

― Je ferai ce que je pourrai… mais s’ils nous cherchent, ils nous trouveront. Définitivement.

Le dernier mot résonna d’une note funeste.

― N’oublie pas, Charles, que c’est exactement ce qu’ils veulent. Vous provoquer, quitte à y laisser des plumes, pour ensuite dire à tous : vous voyez, les vampires sont des tueurs, il faut tous les éliminer sans conditions.

― Léa n’a pas tort, souffla Ghost.

― Merci !

Charles se laissa tomber sur le sofa.

― Je ferai passer le message. Sans garantie.

― Bien. Je vais aller finir quelques tâches administratives avec joie et entrain. Je pense rentrer après. Tu passes à l’appartement quand tu as fini ici ?

Charles sourit, ma voix trahissait mon excitation. Mais elle retomba comme un soufflé au fromage.

― Je ne sais pas. Il va falloir que je contacte plusieurs personnes. Je t’appellerai.

― OK.

Un dernier baiser et je quittai le club.

 

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