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LA MAIN IMMACULEE
(paru en juin 2015 aux éditions du Petit Caveau)

CHAPITRE PREMIER


 

Je sortis péniblement de mon lit. Le radioréveil n’avait pas sonné. Saloperie de gadget chinois... Je posai mes pieds sur un objet plat et lisse qui fila sous la table de chevet, et je manquai de m’étaler. Ma BD V pour Vendetta… Qu’est-ce qu’elle fichait là ? Encore un truc que je devais ranger. Je me redressai en m’étirant à m’en faire claquer les articulations et repliai ma couette rouge et noire au pied du lit. Comme une somnambule, je me dirigeai vers la salle de bain.

Le miroir au-dessus de la vasque me renvoya un reflet peu flatteur. Qui était cette fille pâle comme la mort aux longs cheveux bruns en pétard ? Bon sang, quelle tronche de déterrée ! Il faut dire que le néon blanc au-dessus de l’armoire ne rendait justice à personne, même Miss Univers aurait eu l’air d’une vieille momie. Les cernes qui se dessinaient sous mes yeux s’assortissaient presque au bleu de mon regard.

Je devais le reconnaître, je tenais une sacrée gueule de bois ! Combien de caipirinhas avais-je ingurgité la nuit dernière ? Trop.

Je me glissai sous la douche, m’agrippant au plastique rayé du rideau pour ne pas faire un vol plané de plus. L’eau chaude détendit peu à peu mes muscles endoloris et mon mal de crâne sembla s’apaiser un chouia. Je tournai petit à petit le mitigeur pour baisser la température, jusqu’à me donner un petit coup de fouet glacé.

Ouais, a priori ce n’était pas suffisant.

Enveloppée dans ma serviette, j’allumai la chaîne hi-fi et allai me confectionner le petit déj’. Mais d’abord, un Doliprane.

Au moment de préparer le kawa, je réalisai qu’il ne me restait qu’une demi-cuillère de café moulu. Bon, je me contenterai d’un vieux reste de Nesquik périmé… sauf que je n’avais plus de lait. Enfin si, mais la date limite était tellement dépassée que le fond de la brique commençait à développer un véritable écosystème ! Il était peut-être temps que j’aille au supermarché.

Impasse donc sur le petit déjeuner. Je traversai le salon. Des traces rondes collantes ornaient le dessus en verre de ma table basse, et des taches suspectes et malodorantes couvraient mon kilim marocain, ajoutant quelques motifs au design ethnique orangé. J’ouvris la fenêtre en grand malgré la fraîcheur de l’air pour disperser les relents d’alcool et de tabac froid. Je ne fumais pas, contrairement à ma copine Julie qui avait rempli mon cendrier, et l’odeur semblait coller à tout comme une seconde peau. La température de la pièce chuta rapidement et, avec les cheveux mouillés, mieux valait refermer cette fichue fenêtre avant que j’attrape une pneumonie. Trente secondes d’aération, toujours mieux que rien. Je me rabattis finalement sur le paquet d’encens rangé dans le tiroir en bas de ma bibliothèque. Thé vert. Parfait, ça devrait camoufler les mauvaises odeurs.

Nous avions débuté la soirée ici avant de sortir dans un bar à cocktails. Une soirée entre filles comme nous en organisions régulièrement. Il me fallait décompresser, mon dernier boulot m’avait laissé un goût amer.

Je venais tout juste de rendre un papier sur les suicides en entreprise, malheureusement de plus en plus courants : stress, harcèlement, rythme de productivité infernal, peur du chômage… les raisons ne manquaient pas et des salariés désespérés finissaient par passer à l’acte. Certains patrons oubliaient parfois que dans D.R.H., le H signifiait humain… J’avais rencontré des familles brisées et des directions autistes, du coup j’espérais bosser prochainement sur un sujet beaucoup, beaucoup plus léger.

 

― Nasdaq ! Nasdaq, où es-tu ?

J’appelais ce satané matou, mais comme d’habitude, il jouait à cache-cache et avec mes nerfs, planqué quelque part à faire le mort. Vue la crise économique qui sévissait ces derniers temps, je n’avais eu aucun mal à lui trouver un nom un peu original et décalé.

J’avais recueilli cet ingrat après un reportage réalisé plusieurs mois auparavant sur les refuges animaliers. Un petit bébé chat de gouttière malingre et qui ne payait pas de mine. Personne ne voulait de lui. Il m’avait lancé un regard humide comme Potté dans ce dessin animé, Schrek ! Et voilà, coup de cœur, tombée dans le piège. Je me retrouvai avec ce petit monstre si attachant et cajoleur. Son début d’existence chaotique expliquait certainement sa peur d’un nouvel abandon. Mais quel emmerdeur de première classe quand il s’y mettait ! Enfin, quelque part, on s’était trouvé. Un mini-moi version quadrupède.

Passant en trombe devant ma chaîne hi-fi, j’appuyai sur stop. Trop mal au crâne pour supporter les riffs de guitares agressifs de Nada Surf une minute de plus. J’étais déjà en retard et la journée débutait mal, placée une fois de plus sous la loi de Murphy ! J’y étais une abonnée fidèle.

Je retournai dans ma chambre et décidai de m’habiller en fille pour une fois. Attrapant mon unique paire de collants neufs, je les enfilai et un de mes doigts passa au travers. Je savais bien que j’aurais dû limer cet ongle ! Je les jetai en boule au pied du lit et passai un jean avec un tee-shirt et un pull-chaussette noir par-dessus. Comme d’habitude. A vingt-cinq ans, je continuai de m’habiller comme une ado, au grand dam de Julie qui essayait en vain de m’inculquer un minimum de féminité vestimentaire.

Allez, plus qu’un brossage de dents et je serai prête. Bizarre, mon dentifrice avait une drôle d’odeur… Bon sang, mal réveillée comme j’étais, j’avais failli me laver les dents avec ma crème dépilatoire ! Quelle idée aussi de la mettre près du tube de dentifrice. D’office, je sentis que ça allait être une excellente journée…

Je sautai à cloche-pied dans le couloir pour enfiler mes Converse et tentai une fois de plus de localiser mon félin de malheur.

― Nasdaq ! Je t’ai mis tes croquettes dans ta soucoupe. Je sors. Tant pis pour toi, si tu ne me dis pas au revoir, pas de schkrounch-schkrounch !

La boule de poils rayés sortit de nulle part se jeta dans mes jambes. Il zigzagua entre mes mollets et essaya de m’empêcher d’atteindre la porte avec ses câlins et ses ronrons. Je faillis tomber.

― Te voilà enfin ! Nasdaq ! Arrête ! Maman doit aller travailler…

Un dernier petit grattouillis derrière les oreilles et je refermai la porte de mon appartement au nez de mon tigre miniature. Allez, croisons les doigts pour qu’il ne fasse pas les pires bêtises en mon absence… Ouais, je pouvais toujours rêver !

 

Je descendis rapidement au sous-sol pour récupérer ma Toyota Aygo au garage et me rendre au boulot. Me retrouvant dans les sempiternels bouchons parisiens, j’arrivai enfin au journal, hyper à la bourre, et je sortis mon badge magnétique afin de m’engager dans le parking de Zoom’Infos. Mon canard se spécialisait plutôt dans les faits divers, avec une touche de people pour le croustillant et le glamour. Il se voulait à l’image de certains tabloïds anglais, mais en carrément moins trash. J’espérais toutefois rejoindre plus tard un journal « sérieux »… Mais c’était mon premier travail et je ne pouvais pas cracher dans la soupe. J’avais débuté en tant que stagiaire et j’avais eu la chance d’y dégoter un poste fixe dès mes études terminées. Mes parents auraient préféré que je fasse médecine ou que je devienne avocate (le rêve de tout géniteur j’imagine !) Mais je voulais être libre et ce boulot me permettait de me balader, de rencontrer des tas de gens, d’être en action. Et puis j’étais plutôt curieuse, voire fouineuse… Que voulez-vous, être coincée derrière un bureau huit heures par jour, très peu pour moi.

A peine arrivée à mon poste, je fus enveloppée par l’agitation habituelle, le crépitement des imprimantes, les sonneries des téléphones et le bruit des portes qui claquaient. Sophie, une des assistantes de rédaction, me fit un geste accompagné d’une grimace pour m’indiquer que je devais aller dare-dare dans le bureau du rédacteur en chef.

Que se passe-t-il ? me demandai-je en me dirigeant vers l’antre de Charles Dupuis.

Entre nous, on le surnommait Charles Manson à cause de son caractère effroyable. Grande gueule ascendant irascible. On ne savait jamais à quelle sauce on allait être mangé… Je me demandais souvent s’il était au courant pour ce sobriquet débile.

Je frappai à la porte vitrée et entrai.

 

― Ah, Costello ! Comment ça va ce matin ?

Pour une fois, il semblait d’humeur presque guillerette. Méfiance.

Il arborait son éternelle chemise à carreaux, style bûcheron canadien, rentrée dans son pantalon de velours côtelé marron. Il serrait trop sa ceinture, pensant affiner sa taille grassouillette mais cela produisait l’effet inverse. On aurait dit la silhouette d’un bonhomme de neige : deux boules posées l’une sur l’autre.

Je lui répondis machinalement en voyant bien qu’il se fichait pas mal de ma réponse.

― Bien merci, chef ! Vous vouliez me voir ?

― Ouais, asseyez-vous.

Je pris place dans l’un des fauteuils devant son bureau surchargé de paperasses. Une odeur d’encre et de poussière se mêlait à celle, plus rance, de la vieille sueur. Dupuis se leva. Il arpenta la pièce de long en large, caressant de la main la longue mèche plaquée sur son crâne avec laquelle il croyait cacher sa calvitie. Au moindre souffle d’air, elle se relevait, parant sa tête d’un éventail rachitique ridicule qui ressemblait au croupion d’un paon électrocuté.

Il se pencha par-dessus mon épaule. Il faudrait vraiment qu’il s’achète un déo ! pensai-je en plissant le nez.

― Qu’est-ce qui vous fait sourire Costello ?

― Non, rien…

Je me repris, me mordant l’intérieur de la joue pour éviter de me marrer.

― Vous aimez sortir le soir et vous vous habillez souvent en noir, n’est-ce pas ?

Qu’est-ce que ma vie privée pouvait bien lui faire ?

― Euh… Je sors un peu, certes, mais je ne suis pas vraiment ce qu’on pourrait appeler une noctambule invétérée. (Avec la tête que j’avais, il n’allait jamais me croire.) Le noir c’est plutôt en hiver, comme en ce moment. Sinon, dès la belle saison, je mets quelques couleurs quand même… Pourquoi me demandez-vous ça ?

― Ma petite Marie, deux gamins se sont fait massacrer cette nuit, je vous veux sur le coup.

Qu’est-ce qu’il me saoulait à m’appeler sa petite Marie avec son air condescendant. Il se prenait pour Cabrel ou quoi ?

― Je ne vous suis pas… Quel rapport avec mes goûts vestimentaires, chef ?

― Vous allez joindre l’utile à l’agréable. Il va falloir vous infiltrer. Faire le caméléon au sein de leur milieu. Ce sont des gothiques.

Et merde. Fallait que ça tombe sur moi. La fée de la chance avait oublié de se pencher sur mon berceau à ma naissance. A moins que ce soit celle de la scoumoune qui ne m’ait pas loupée.

― Je ne suis pas un peu vieille pour ça ? Et puis, vous n’avez pas plutôt un truc sympa et marrant à me confier, pour changer ? Vu les sujets que je viens de traiter, j’espérais quelque chose de plus… fun.

― A vingt-cinq ans ! Vous rigolez ? Vous êtes parfaitement dans la tranche d’âge, et comme vous faites plus jeune… Et non, je n’ai rien de plus fun, comme vous dites, pour vous.

Super, merci pour le compliment et pour le cadeau.

Il me briefa rapidement : deux gamins avaient été violemment agressés dans un parc la nuit précédente, l’un était mort, l’autre à l’hôpital dans le coma. Aucun mobile plausible, sûrement victimes de leur look gothique, pas d’indices ni de témoins concernant les agresseurs.

Génial, je me retrouvai avec un sordide fait divers en rapport direct avec la connerie humaine…

Tout ce dont je rêvais pour me changer les idées ! pensai-je, ironique.

 

Je retournai donc à mon bureau en pestant intérieurement et pris mes affaires. Je me préparai à aller à la Pitié-Salpêtrière, là où les gosses avaient été emmenés après qu’un appel anonyme ait prévenu les pompiers.

J’avais vaguement survolé un reportage à la télévision sur le mouvement gothique l’année précédente. J’étais du genre à allumer le poste tout en faisant autre chose, du coup je n’avais pas trop suivi l’enquête. Cependant, je me rappelais que les personnes interrogées disaient être régulièrement prises pour cibles par des gens qui trouvaient leurs looks trop voyants, ou trop excentriques. Décidément, nous vivions dans un monde qui marchait sur la tête ! Un chouette pays libre et démocratique où nous n’avions même pas le droit de s’habiller comme nous le voulions. S’en prendre à quelqu’un parce qu’il ou elle avait des piercings, des tatouages et un maquillage très appuyé… Franchement, l’être humain me dégoutait parfois. Haïr une personne simplement parce qu’elle est différente. A chaque fois que je pensais avoir tout vu en matière de crétinerie, on me prouvait que faire pire était possible. L’Homme se disait évolué et civilisé mais il ne fallait pas gratter beaucoup pour que le vernis craque et que sa vraie nature n’éclate au grand jour. On n’était pas si éloigné de notre ancêtre Neandertal après tout. Quoique, certains de mes contemporains le surpassaient certainement en terme de violence et de bêtise.

 

En fin de matinée, j’arrivai à l’hôpital et me garai. J’avais horreur de ce genre d’endroit. Peut-être trop de mauvais souvenirs remontaient-ils à la surface dès que j’y mettais les pieds, à moins que ce ne soit les odeurs de désinfectants. Toujours est-il qu’à peine arrivée, je souhaitai repartir au plus vite.

Je savais que si je me présentais, on ne me laisserait pas entrer. Les journalistes sont rarement accueillis à bras ouverts. Du coup, je me faufilai discrètement. L’hôtesse me tournait le dos, le nez dans des papiers. C’était le moment où jamais. Je filai à l’étage du service de réanimation, la section où le survivant était soigné. Pauvres gosses, pensai-je.

Je trouvai facilement la chambre du gamin, la porte était légèrement entrouverte. Sans entrer, j’y jetai un coup d’œil. Le garçon était allongé, la tête et une partie du visage recouvert de bandages et de pansements. Un bras et une jambe étaient plâtrés. Des tuyaux lui sortaient de partout. Des machines en tout genre émettaient des bip-bip réguliers. Il avait tout d’une momie futuriste.

― Qu’est-ce que vous faites là ?

Je sursautai, prise en faute. Je n’avais pas entendu le médecin approcher et je me retournai, penaude.

― Bonjour Docteur !

J’essayai d’avoir l’air le plus naturel possible et lui offrit mon plus beau sourire afin de l’amadouer. J’évitai toutefois les rapides battements de cils, ça aurait fait trop…

― Les visites ne sont permises que pour la famille proche. Je peux savoir qui vous êtes ? demanda-t-il, passablement irrité.

Inutile de lui mentir ou de tourner autour du pot.

― Je m’appelle Marie Costello. Je travaille pour Zoom’Infos… Docteur, puis-je vous poser quelques questions ?

Il soupira, visiblement ma visite lui était aussi agréable qu’un furoncle mal placé.

― Que lui est-il arrivé exactement Docteur ?

― Il s’est fait tabassé. Il a eu plus de chance que son copain qui est parti pour l’Institut Médico-Légal.

― Quelles sont les natures de leurs blessures ?

― Divers traumatismes surtout au niveau du crâne, des fractures, des hématomes, des hémorragies… Leur tête a servi de ballons de foot. Pour tout vous dire, quand ils sont arrivés, on ne savait même pas à quel sexe ils appartenaient, tant leurs visages étaient méconnaissables, abimés… Ils ont subi un acharnement incroyable. Le ou les agresseurs a fini par leur tirer dessus. Celui qui est ici a eu de la chance vous savez, la balle a ricoché sur une côte.

― Pensez-vous que ces brutes étaient plusieurs ?

― Pour faire ça, ils étaient forcément plusieurs, à moins d’être une bête sauvage ! On leur a même arraché leurs piercings et la peau tatouée a été écorchée à vif… Bon, je ne souhaite pas donner plus d’informations en dehors de la famille ou de la police et vous demanderais de partir. Je vous en ai déjà trop dit.

― Bien Docteur, je comprends… Je vous remercie.

Je quittai l’hôpital avec mes maigres informations. Qui avait bien pu leur faire ça, et pourquoi autant d’agressivité ! Du pur sadisme…

 

Je décidai de me rendre sur les lieux de l’agression, peut-être y trouverai-je quelque chose à me mettre sous la dent.

Arrivée dans le parc de Belleville, je dénichai facilement l’endroit. Je m’imprégnai du lieu. Des marques au sol, tracées par la police, indiquaient où les deux jeunes gens avaient été laissés pour mort et des bandes de plastique jaune servant à délimiter le périmètre pendaient, déchirées. On pouvait encore voir des taches sombres sur l’asphalte… Sordide. La violence avait dû être inouïe… J’essayai de m’imaginer la scène, la nuit. Ce qu’ils avaient ressenti, à quoi ils avaient pensé au dernier moment... Il m’était parfois difficile de garder une certaine foi en l'Homme face à toutes les bassesses dont il était capable. Je pris quelques photos et repartis.

Je fouinai dans les alentours mais les experts scientifiques avaient déjà tout passé au peigne fin. De retour au journal, je commençai à rédiger ce que j’avais noté. Il n’y avait pas grand’ chose, il allait falloir étoffer.

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CHAPITRE DEUX


J’attrapai mes affaires au vol et criai à l’attention des assistantes de rédaction.
― Nicolas Maupin est sorti du coma, je fonce à l’hôpital !
Le coup de fil d’un aide-soignant à qui j’avais un peu graissé la patte lors de ma première visite m’avait averti. Le jeune Maupin, rescapé de l’agression, venait de retourner parmi les vivants. J’étais partie comme une fusée afin de pouvoir l’interroger, je me devais d’être la première… Quelques lignes seulement avaient couvert l’histoire ces derniers jours. Ça n’avait pas fait la une, pas assez sensationnel au milieu d’une actualité internationale malheureusement trop saignante.

La police avait quitté les lieux et je rentrai dans la chambre, croisant les doigts pour ne pas retomber sur le même toubib. Je n’avais pas envie d’être virée à grands coups de pompes dans le train ! Le garçon était réveillé.
​― Bonjour Nicolas, je m’appelle Marie Costello. Tu peux m’appeler Marie… Acceptes-tu de me parler ?
― Z’êtes flic vous aussi ?
Sa voix était rauque et très basse, à peine audible.
― Non, je suis journaliste au Zoom’Infos… Tu connais ?
― Ouais, enfin je ne lis pas trop la presse…
J’observai Nicolas. Il faisait moins que son âge, je lui aurais donné seize ans à peine. Le haut de son crâne était recouvert de bandages mais je le devinai brun grâce à la couleur de ses sourcils. Ses yeux, gris-bleus, me fixaient au travers des deux fentes formées par ses paupières. Les coups avaient fait gonfler son visage. Il était tuméfié de partout… Je n’osai pas imaginer ce qu’il avait enduré.
― Tu veux bien répondre à quelques questions ? Je ne t’embêterai pas très longtemps.
​― Ok, je veux bien mais je ne me rappelle de presque rien… juste des flashs.
― Ce n’est pas grave. Tu fais ce que tu peux, à ton rythme… Je pose le dictaphone pour t’enregistrer. On y va ? A ton avis, on vous a agressés parce que vous étiez gothiques ?
― Ben, j’ai commencé à être dans le trip gothique quand j’avais quatorze ans. Ça a commencé à être la merde à ce moment-là, mais je crois que j’étais capable de faire avec, je m’en fichais… Mais quand Hugo et moi on s’est fait agresser, on n’était pas tellement fringués gothique, juste en noir c’est tout.
― Vous étiez habillés comment ?
― En jean, avec un manteau noir. Il n’y avait rien de scandaleux dans ce qu’on portait. On avait seulement beaucoup de piercings, dans les oreilles, au visage, les autres sur le corps ne se voyaient pas… et du crayon noir sur les yeux. Un peu, pas trop…
― Tu te rappelles précisément ce qui est arrivé ? Le déroulement des évènements ?
― Je me souviens qu’on marchait en discutant dans la rue après une soirée entre copains. On rentrait et on a voulu prendre un raccourci à travers le parc pour rentrer plus vite. Il avait plu et ça caillait. On était fatigué, on avait un peu bu, enfin juste quelques bières.
Il fit une pause. Sa voix était épaisse. Il devait être shooté par des tas de calmants.
― Vous étiez seuls à ce moment-là ?
― Au début, oui. Et puis on a remarqué qu’il y avait des personnes sur un banc, des mecs. Ils nous ont interpellés de loin et je me suis dit : « Merde, leur tête ne me revient pas du tout ». Je voulais juste me barrer et Hugo aussi. Ils nous ont courus après en rigolant, en nous traitant de tous les noms.
― Ces types, ils étaient comment ?
― Je ne sais pas, normaux. Je crois qu’ils avaient à peu près notre âge, ou à peine plus. Ils étaient trois.
Nicolas toussa et je lui tendis un verre d’eau.
― Merci.
― Quels genres d’insultes ont-ils proféré ?
Le jeune blessé ricana.
― Ils nous appelaient les corbeaux, les chauves-souris, ils nous ont demandé si on avait passé la soirée dans un cimetière, qui on avait enterré, ce genre de conneries. Ils nous ont charriés à propos du maquillage et de nos piercings aussi.
― L’agression n’était donc que verbale au début ?
― Plus ou moins. Ils nous avaient encerclés et nous bousculaient un peu. Ils nous cherchaient mais Hugo et moi, nous ne sommes pas des bagarreurs. On essayait de ne pas répondre, de calmer le jeu. Mais ces connards n’en avaient rien à cirer.
― Et ensuite, ils ont commencé à vous frapper ?
― Ouais. Je me souviens avoir reçu un coup derrière la tête. Je suis tombé. J’en ai pris plein la gueule. Mon pote aussi. On essayait de se protéger, mais ils y ont été à grands coups de pieds. Ça ne s’arrêtait pas, j’ai eu l’impression de me faire tabasser pendant des heures alors qu’en fait, ça n’a dû durer que quelques minutes. Puis Hugo à hurlé quelque chose. Je ne voyais plus rien. J’ai entendu un coup de feu. À partir de là c’est le trou noir, jusqu’à ce que je sorte du coma. Apparemment, Hugo ne s’en est pas tiré… C’est dégueulasse !
Ses yeux brillèrent, il était sur le point de pleurer… C’était encore un gamin bon sang ! Je posai doucement ma main sur la sienne, histoire de lui faire sentir que j’étais là, pour le rassurer un petit peu. Que pouvais-je faire d’autre ?
― Tu crois vraiment que vous avez été agressés à cause de votre façon de vous habiller ? Aucune autre raison ?
― Je pense que ce qu’ils se sont dit au départ, c’est : « On va se faire les zombies ». Ils avaient juste besoin d’une excuse pour nous botter le cul. Mais…
― Oui ? Mais quoi ?
― Je ne sais pas, un truc bizarre… Quand j’étais au sol, à moitié dans les vapes, j’ai cru entendre l’un d’eux parler bizarrement… ça ressemblait à du latin. Un truc du genre « Tenebris recedere ». Mais j’ai peut-être imaginé… Et puis j’ai cru voir un bouquin épais dans la main de celui qui disait ça… Avec une croix ou un symbole dessus.
― Ça pourrait être une bible ?
― Ouais, peut-être… je sais pas.
J’enregistrai frénétiquement tout ce que me disait Nicolas. Les derniers détails étaient plutôt étranges… Tenebris recedere… Les ténèbres sans doute, mais je ne connaissais pas le second mot.
― Hugo ou toi aviez déjà vécu ce genre de situation auparavant ?
― Comme ça, non. Des insultes, des remarques à la con, ça oui, c’était monnaie courante. En fait si, Hugo avait déjà été agressé physiquement, il y a pas mal de temps. Mais c’était en plein jour alors bien-sûr, ça n’avait pas été si loin.
― Je te remercie Nicolas. Tu as été formidable.
Je posai une de mes cartes professionnelles sur la tablette près de son lit.
― Ne t’en fais pas, je suis sûre qu’ils vont se faire pincer rapidement. Je te souhaite un bon rétablissement et si jamais tu te souviens de quelque chose, ou si tu veux juste parler à quelqu’un, n’hésite pas, tu peux m’appeler quand tu veux, peu importe le jour et l’heure. Je sais que ce n’est pas toujours facile de s’exprimer avec ses proches, donc je suis là, si ça te dit.
Je quittai l’hôpital et retournai au journal.

― Chef, j’ai interrogé le gamin… Il se souvient de quelques bribes de l’agression, plus que ce que je pouvais espérer, je vous rédige tout ça et ça peut sortir pour demain matin.
― Y’a du neuf, les flics viennent de repêcher un corps dans le canal de l’Ourcq. J’ai envoyé Pablo couvrir l’histoire. Un homme, la trentaine. Presque la même dégaine que nos deux victimes : cheveux longs, bracelet clouté et manteau de cuir, mais il était mort avant l’agression des mômes. Il trempait depuis presque une semaine quand un clodo est tombé dessus.
― Quoi ? Je restai sans voix. C’est lié ? On aurait affaire à un ou des tueurs en série ?
― Il est trop tôt pour parler de série… Il n’y a peut-être pas de rapport entre les deux affaires. Il faut attendre ce qu’en pensent les flics mais rien ne vous empêche de le citer en comparaison dans votre article. Voyez avec votre collègue…
― Bon, je vous balance mon texte, on verra pour la suite…
― Ok, ma poule, bon boulot ! J’attends votre papier.
Ma poule… Merde, j’avais en horreur ses familiarités.
De retour devant mon ordinateur, je me mis au travail. Mais avant je vérifiai un truc dans Google traduction : l’expression entendu par Nicolas signifiait « Que les ténèbres reculent ». Un brin mystique, non ?

Crime haineux, par Marie Costello.
Le dimanche 18 décembre, vers deux heures du matin, Hugo Castel a été battu à mort dans le parc de Belleville. Le jeune homme de 18 ans a été tué par un groupe de trois hommes parce qu’il était différent, parce qu’il avait les cheveux teints, était vêtu de noir et refusait de porter la traditionnelle panoplie jogging-basket des jeunes de banlieue.
Il a été attaqué en même temps que son ami Nicolas Maupin, 19 ans, dans ce qu’on pourrait qualifier d’« agression corrective ». Ils ont été frappés avec acharnement alors qu’ils étaient allongés au sol, même après avoir perdu conscience. Finalement, leurs agresseurs, armés au moment des faits, leur ont tiré une balle presque à bout portant. Nicolas est resté dans le coma pendant trois jours. Lorsqu’il est revenu à lui, il a été informé que son copain Hugo avait succombé à ses blessures avant même d’être arrivé à l’hôpital. Fait étrange, il semblerait que certains agresseurs se soient exprimés en latin et portaient une bible sur eux. Par ailleurs, nous venons d’apprendre qu’une autre victime a été repêchée dans le canal de l’Ourcq tôt hier matin. Même si cette personne semblait avoir également un style vestimentaire gothique ou rock, aucun lien n’a encore été établi entre les affaires, la mort de cet inconnu remonterait à plusieurs jours avant l’agression des deux jeunes hommes. Les services de police se sont refusés à tout commentaire. L’enquête suit son cours.

― Ok bébé, c’est pas mal pour un début, mais il faut que vous creusiez dans ce milieu. Immergez-vous et essayez d’avoir des infos croustillantes sur ces joie-de-vivre-ambulantes. Leurs impressions, leurs sentiments, s’ils ont une idée de qui et pourquoi…
Je bouillais intérieurement. Je n’étais pas d’humeur… Les mains à plat sur le bureau, je me penchai en avant vers Dupuis, les sourcils froncés.
― Chef, ne les appelez pas comme ça, sinon vous ne vaudrez pas mieux que ceux qui ont fait ça… et je sais ce que j’ai à faire. De plus, je ne suis pas votre bébé !
Je tournai les talons en claquant la porte avant que Charles « Manson » Dupuis n’ait pu répondre, mais je savourai l’idée de lui avoir cloué le bec. Quel emmerdeur rétrograde ! Il avait réussi à me mettre en rogne. Pas mal, mais pas un exploit.

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CHAPITRE TROIS


Affalée sur mon sofa beige, je grignotai des bretzels en me triturant une mèche de cheveux. Je regardai les taches qui maculaient mon siège, sans les voir.
― Allo, Julie ?
J’étais rentrée chez moi pas trop tard. Rare pour un vendredi soir. J’appelai donc ma meilleure copine, celle avec qui j’avais fait les quatre-cents coups depuis l’adolescence.
― Eh Marie, quoi de neuf ?
― Pas grand’ chose ma vieille… marmonnai-je, la bouche pleine. Dis, je te téléphonais pour savoir… tu fais quoi demain ? Un samedi sur le thème shopping avec moi, ça te tente ?
― Ouais, cool ! Tu dois refaire ta garde-robe ?
― Eh bien en fait, c’est pour le boulot… Je t’expliquerai. Tu passes chez moi ? Avant d’y aller on déjeune ensemble si tu veux.
― Ça roule ! A demain… vers 13 heures ?
― Ok, à plus !
Je raccrochai. Je voulais qu’elle m’accompagne parce que d’une, ce serait plus sympa d’être ensemble, et que de deux et surtout, je n’y connaissais absolument rien en mode gothique ! Même si elle restait assez classique, Julie était toujours au courant des tendances, une vraie fashionista. Elle serait la plus apte à me donner un coup de main. Depuis que je la fréquentais, elle avait toujours été la plus coquette et la plus féminine de nous deux, très branchée chiffon, alors que moi j’étais plutôt garçon manqué. Avec ses cheveux blonds, ses yeux noisette et son visage de poupée, elle avait toujours été la plus populaire au collège et au lycée, tandis que moi j’étais la bonne copine toujours prête à la déconne, celle qui se battait avec les garçons et essayait de fumer en cachette dans les toilettes…

Le lendemain donc, je m’activai à rendre mon appartement présentable. Je ramassai les livres et les CD éparpillés un peu partout et les remis en place sur les étagères. Tous mes murs étant blancs, j’avais opté pour des meubles noirs. Erreur fatale, pour bien voir la poussière, il n’y avait pas mieux ! Entre les poils du chat sur le kilim marocain du salon, les miettes sur le plan de travail de la cuisine et mes baskets entassées dans l’entrée, Julie n’allait pas manquer de me décocher une remarque acerbe.

Avec l’exactitude d’une montre suisse, elle débarqua avec une bouteille de vin. Sanglée dans son imperméable beige, un chapeau sur la tête et des jolies bottes à talons aux pieds, elle était élégante, comme d’habitude. Je la débarrassai de ses affaires.
― Jolie robe ! constatai-je. Nouvelle ?
― Oui. C’est une Vivienne Westwood. Elle te plaît ?
Je détaillai la robe bleue cintrée à manches longues, munie d'un col italien froissé. La fermeture boutonnée était savamment déformée sur la longueur.
― Originale. Pas mon style, mais bien. De toute façon, tout te va !
Elle se jucha sur un des tabourets qui ornait le bar de ma cuisine américaine pendant que je cherchai les verres à vin. Elle aimait bien manger avec un bon petit verre. Une véritable épicurienne.
― Pas ton style, hein ? Le problème ma choupinette, c’est que tu n’as pas de style !
Pendant le déjeuner, je lui expliquai qu’il me fallait des fringues gothiques pour m’immiscer dans des soirées afin de mieux cerner ce mouvement et d’enquêter sur ces crimes odieux.
― Moi qui pensais que tu t’étais enfin décidée à t’habiller comme une adulte ! railla-t-elle. Tu as vu le gamin survivant, alors ? Le pauvre…
― Ouais, dis-je en grignotant ma salade sans appétit. Il va mettre pas mal de temps à remonter la pente et il a perdu son copain dans l’affaire. Ils se connaissaient depuis la maternelle, tu te rends compte ! Des amis d’enfance, comme nous…
Julie siffla d’un coup le reste de son verre, plutôt insensible à ce que je venais de dire.
― Eh, doucement ! T’as une sacrée descente !
― Hervé me tape sur les nerfs en ce moment, répondit-elle. Alors un petit coup à boire me fait du bien. C’est ça ou l’étriper !
Hervé était son jules actuel. Ils se séparaient, se remettaient ensemble, je m’y perdais et n’osais même plus poser de questions… Ça partait dans des discours qui pouvaient durer des heures. Les rares fois où je l’avais croisé, cet imbécile m’avait horripilée. Pour moi, Hervé était un sacré connard qui avait le charisme d’un bulot et c’était tout, point à la ligne.
― Ces malades leur ont arraché les boucles d’oreilles et la peau tatouée ! Tu imagines ça ? Des vrais sauvages !
― Beurk !
Elle claqua la langue contre son palais, pour faire connaisseuse comme les œnologues, et me regarda en face en plissant les yeux, l’air hyper concentré. Bon sang, elle avait entendu ce que je venais de dire ou quoi ?
― Bon ! Alors, il te faut une tenue plutôt gothic-lolita, ou gothique romantique, à moins que tu ne préfères le batcave, le visual kei, le cyber-goth, ou l’indus…
Je ne sais pas quelle tête j’avais, mais je pense que mes yeux avaient la taille de mes sous-tasses. Ma mâchoire inférieure devait pendre comme celle du loup de Tex-Avery… J’avais déconnecté dès le deuxième terme que ma copine avait employé.
― Euh… Pardon ?
― Ok… Je t’explique. Il existe en fait de nombreuses influences dans la mode gothique. Tout ce que je viens de te citer, et encore j’en oublie.
Et moi qui pensais qu’il me suffisait d’enfiler une robe noire !
― Ok, ok, oui, bon ça ira, on va faire avec ceux-là, hein ? (Je n’avais pas envie qu’elle me développe tout le catalogue du parfait petit goth.) Comment connais-tu tout ça ? ajoutai-je.
― Oh, je m’intéresse à plein de choses. Concernant la couleur, contrairement à certaines idées reçues, les vêtements gothiques ne sont pas toujours noirs et l’utilisation de couleurs comme le pourpre, le violet et le rouge sont monnaies courantes… Même le blanc.
― Ahhhhhhh !
Julie soupira.
― Ok, quelle inculte ! On a du pain sur la planche ma grande ! T’avais pas pris l’option chiffons et fanfreluches au lycée toi, hein ?! Bon, il y a des boutiques aux Halles, spécialisées dans tout ça. Tu me suis ?
― Ouais, de toute façon je n’ai pas le choix, il me faut quelque chose pour ce soir ! répliquai-je, sans entrain.
― Tu commences tes virées cette nuit ? demanda-t-elle, intéressée.
― Oui, le plus tôt sera le mieux… C’est le week-end, les gens sortent…

C’est ainsi qu’on se retrouva dans le quartier des Halles, grouillant de monde comme d’habitude, et encore plus puisqu’on était samedi. Dans ce coin, plusieurs magasins étaient spécialisés dans les fringues et accessoires punks ou gothiques.
Julie m’entraîna dans une rue pavée et s’arrêta devant une boutique.
― Je te préviens, c’est hors de prix !
― M’en fous, note de frais ! C’est Zoom’Infos qui régale…
― Alors, c’est parti. 

Je m’étais attendu à une certaine obscurité pour ce genre de boutique, certes. Mais à l’intérieur, il faisait tellement sombre que j’avais du mal à voir les articles. Heureusement, le soleil lançait ses rayons dorés à travers la vitrine sale, faisant briller les cristaux qui côtoyaient les bibelots ésotériques, les têtes de mort, les vêtements, chaussures et autres bijoux. Mes yeux s’habituant au manque de lumière, je commençai à détailler ce qui y était proposé au milieu d’un décor digne d’un film d’épouvante ! Ça, il y avait du choix.
― Attention, y’a des trucs vraiment extrêmes ! Pour toi, on va rester soft ! précisa Julie.
― Merci, ça me touche énormément, lui rétorquai-je, ironique.
Je restai plantée comme une potiche au milieu de la boutique. Des odeurs de cuir et de latex se mélangeaient, rendant l’air de la boutique un brin suffocante. Julie, elle, furetait de droite et de gauche, comme si elle avait fait ça toute sa vie.

​― Avec ton physique, je te vois plus en romantique, me lança-t-elle en admirant des jupes et des robes. Viens ici !
Je me rapprochai et Julie se transforma en animatrice d’émission de relooking express.
Elle empila sur ses bras des tas de fringues et m’entraîna vers les cabines sous l’œil peu amène de la vendeuse qui, vêtue d’un tee-shirt à tête de mort et portant un collier de chien clouté, se tenait avachie derrière sa caisse, mâchouillant son chewing-gum avec une élégance rare.

― Allez, hop ! Essaie-moi ça !
J’enfilai une jupe longue noire en mousseline et dentelle ornée de rubans de satin plissés, puis passai un bustier style corset assez décolleté en simili cuir très cintré, avec un faux laçage sur le devant. Des tiges plastiques insérées dedans me comprimaient la taille. Je recouvris le tout d’un boléro de dentelle noire, à manches longues.
― Alors, tu te trouves comment ?
― J’ai du mal à respirer… Ouf ! Quand je pense qu’avant les femmes étaient obligées de porter ça ! Pas étonnant que ça s’évanouissait à tour de bras… Qu’est-ce que ça serre !
― Attends, c’est réglable !
Julie donna du mou à la fermeture du bustier et ma cage thoracique la remercia.
Je me regardai dans le miroir. Mes longs cheveux bruns associés aux vêtements noirs me faisaient paraître plus pâle que je ne l’étais naturellement. Mes yeux bleus ressortaient davantage, comme deux aigues-marines.

― Hummm… J’ai l’impression de sortir d’un roman, genre Jane Eyre, murmurai-je.
― Tiens, ajoute ça !

Elle me tendit un collier ras de cou en perles à facettes, noires, brillantes avec des pampilles, puis se recula pour mieux évaluer l’ensemble. 

― Ouais ! Le style romantico-victorien te va super bien ! T’es carrément canon là-dedans !
― Eh oh, ne t’emballe pas ! Je ne sais pas… Je ne suis pas super à l’aise…

― C’est parce que tu n’es pas habituée à porter ce genre de tenue. Ça va venir… Ça te change des jeans-baskets ! Et n’oublie pas que c’est juste pour quelques soirées, tu ne vas pas t’habiller comme ça tous les jours.
― Moui, t’as raison. Bon, on ne va pas y passer la semaine, je prends, ça fera bien l’affaire.
Je me rhabillai et apportai le tout à la caisse. Quand le total s’afficha, je visualisai Charles faisant une crise cardiaque le jour où il verrait passer ma note de frais et cette pensée illumina ma journée. Et encore, je n’avais pas acheté de chaussures, je possédais une paire de bottes noires en cuir qui iraient très bien avec le reste.
― Tu commences par où ton « immersion » ? me demanda Julie en sortant de la boutique, un sourire en coin.
― J’ai fouillé sur Internet et j’ai dégoté des bars et des clubs… J’irai d’abord boire un verre du côté de Bastille, puis je me rendrai dans un club qui a carrément l’air d’être « LE » repaire à la mode… Ça s’appelle le Black Pearl.
― Hum… connais pas !
― Moi non plus. Je te raconterai.
― J’y compte bien. Tu vas peut-être y rencontrer un mec intéressant ! sourit Julie, moqueuse.
Je soupirai. Pour Julie, un mec intéressant voulait dire un type au physique avantageux, s’octroyant des heures dans sa salle de bain à se pomponner et à se regarder dans le miroir. Le genre de crétin autosuffisant qu’elle avait dégotté. De mon côté, je pouvais vivre l’éternité en me passant de ce genre d’homme.

― Arrête de déconner ! J’y vais pour le boulot, et puis ce n’est pas en boîte qu’on rencontre des gens sérieux.
― Qui t’as parlé de « sérieux » ? me demanda Julie avec un clin d’œil. Sincèrement, ça fait combien de temps que tu n’as personne ?
Ouais, ça faisait un bail… et je n’avais pas envie d’aborder le sujet.
― Ok, franchement, je ne suis pas d’humeur pour ça et de toute façon, je ne pense pas que ces types soient mon genre. Maquillés avec des piercings partout, non merci. Je n’ai pas envie de choper le tétanos en embrassant un mec !

 Il faisait assez beau malgré l’air frais et nous avions fini l’après-midi en se baladant et en buvant un café en terrasse. Le temps était passé si vite…
J’embrassai Julie devant la bouche de métro et rentrai. Ce n’était pas tout ça, mais j’avais du boulot. Rien qu’en maquillage, vu mon manque de pratique j’en avais bien pour une heure ! Je me marrai intérieurement, ça me plaisait bien au fond, ça me rappelait mon enfance quand j’adorais me déguiser. Je me sentais un peu comme une héroïne de roman du dix-neuvième siècle. Comme disait Julie, j’allais peut-être rencontrer un prince qui allait m’enlever sur son blanc destrier ! Ben tiens.
Quelque part, je prenais tout ça à la légère mais je ne pensais pas que je risquais de le regretter…
Je ne le savais pas encore, mais en début de soirée, seulement quelques heures après notre visite, la boutique avait flambé, sans faire de victime heureusement. Incendie accidentel ou criminel ? 

    
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