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A BELLES DENTS (Agent spécial Léa Bacal, tome 2)

 

 

CHAPITRE UN

 

― Léa… Léa ! Oh, tu réagis là ?

Je relevai la tête, comme tirée brusquement d’un profond sommeil. Et j’avais presque autant la gueule de bois qu’après une nuit chaotique. Pourtant je ne me tenais pas dans la chambre mais dans la cuisine, debout devant le plan de travail.

Hunter me fixait, yeux écarquillés, bras légèrement écartés. Il attendait visiblement que je dise quelque chose.

― Oui… Quoi ?

― Tu vois ce que tu es en train de faire ? Dis-moi, ça recommence ?

Je baissai les yeux. Un papier rose pâle s’étalait devant moi. Dessus, deux magnifiques entrecôtes me faisaient de l’œil. Ma main gauche tenait une fourchette tandis que la droite… Et merde, ça me reprenait.

Mes doigts dégoutaient du sang de la viande. Et d’après le goût de rouille qui envahissait mes papilles, je les avais sucés. Je remarquai aussi que je tremblais légèrement.

― Bon, je vais téléphoner à Charles.

― Non !

J’avais crié plus fort que je ne l’aurais voulu.

― Léa, bon sang ! Tu ne peux pas rester comme ça ! On dirait une junkie en manque !

― Je ne suis pas une putain de droguée, Hunter !

Même si je ne voulais pas l’admettre, je savais qu’il avait raison. Cela faisait maintenant six mois que je supportais cet état. Le cadeau de Skull. Ce salopard ne m’avait pas ratée avant de crever.

Hunter se radoucit et me serra dans ses bras. Je me laissai aller contre sa poitrine.

― Il n’y en a plus dans le frigo. Je vais l’appeler pour qu’il nous fournisse. Je t’ai dit que je t’aiderais, et c’est ce que je vais faire. Ne t’en fais pas, tu en auras de moins en moins besoin. Un jour, tu t’en passeras, comme moi.

Je soupirai. Un soupir à fendre l’âme.

― Dans combien de temps…

― Chut ! Calme-toi. Je suis là. Paris ne s’est pas construit en un jour, alors tu dois prendre ton mal en patience.

Je savais tout cela. Mais ce n’est pas pour autant que j’avalais la pilule.

Hunter me relâcha. Il déposa un baiser sur mon front et passa au salon passer son fichu coup de fil.

Depuis que Skull, ce maudit fils de Caïn, était mort en se vidant sur moi, j’étais devenue une sorte d’hybride moi aussi. Mais une version au rabais. Je n’avais pas tout à fait les mêmes capacités que Hunter mais suffisamment pour que ça me pourrisse l’existence. Et au bout de six mois, je me disais qu’il était honnête de penser que cet état serait définitif. Jamais je ne redeviendrais celle que j’étais avant…

Le bourdonnement de voix me parvenait depuis le séjour. Charles, le Maître de la ville, me devait d’être encore de ce monde. Il me rendait donc service comme il le pouvait : entre autre, il était mon dealer officiel de poches de sang.

 

Assise devant mon assiette, je me sentais incapable d’avaler la moindre bouchée. Hunter avait déjà fini alors que je me contentais de jouer avec mes patates du bout de la fourchette.

― Tu devrais manger. De toute façon, il ne va pas tarder.

Quel synchronisme ! La sonnette retentit dans la foulée. Hunter se leva et je restai prostrée devant ma viande, bleue, et pourtant bien trop cuite à mon nouveau goût.

― Salut Léa ! Ouah, tu as une sale gueule !

― Merci Charles…

Toujours aussi horripilant ! De ce côté-là, rien de changé. Je levai néanmoins la tête et grimaçai un ersatz de sourire. Fidèle à lui-même, le Maître de la ville arborait un visage radieux, gainé à la perfection dans un costume taillé sur mesure. L’élégance italienne incarnée.

― Tu débarques de la fashion week ? lançai-je, un brin acerbe.

Il ne répondit pas et se contenta de déposer une caisse thermo sur la table.

― Tiens. Tu as de quoi tenir un bon moment.

Je me levai et ouvris le couvercle. Cinq poches s’alignaient, bien calées entre les plaquettes réfrigérantes. Je ne voulais pas en boire. Je trouvais le goût affreux et écœurant. Mais mon corps ne réagissait pas de la même façon. Sans même y réfléchir, j’en tenais déjà une. Je me détournai et filai vers la salle de bain. Je m’y enfermai à double tour avant d’ouvrir le sachet plastique. Goulûment, je tétai l’embout. Au fur et à mesure que le liquide descendait dans mon estomac, une douce chaleur m’envahissait. Mes membres cessèrent de trembler et ma respiration se calma.

La poche vide pendait au bout de mes doigts comme la mue d’un horrible insecte et je me laissai lentement glisser le long du mur. Une fois assise, j’entourai mes genoux de mes bras et posai ma tête dessus. Les yeux fermés, je me laissai dériver sur une mer de douce béatitude.

Les coups frappés à la porte me ramenèrent à la réalité.

― Léa ? Ouvre, s’il te plaît !

― J’arrive !

Je me redressai péniblement, arrachée à mon état second. Je relevai la tête et fixai mon reflet. Le miroir au-dessus de la vasque ne m’épargna point. Pâle, le regard cerné et halluciné, des rigoles rouges tranchaient contre ma peau, de chaque côté de ma bouche et s’étalaient sur mon menton. Je regardai l’image d’un bébé cauchemardesque qui venait de manger salement sa bouillie écarlate. Un monstre. Les larmes affluèrent, mais je les effaçais en même temps que les traces de mon infâme repas à grands coups de flotte glacée.

Lorsque je sortis enfin, aucun des deux hommes ne fit le moindre commentaire. Ça valait mieux, je n’étais pas d’humeur.

Je remerciai Charles pour son aide et le congédiai. Je ne voulais pas qu’il prenne racine chez moi. Malgré tout ce qui nous liait, je ne le considérai pas comme un ami. Il appartenait à un monde qui me révulsait. Un monde dont je faisais partie, que je le veuille ou non.

 

Je m’étais allongée. Je ne pensais pas dormir, juste me reposer quelques instants. Je fus donc surprise de constater que deux heures s’étaient écoulées lorsque Hunter me secoua.

― Debout Léa, on doit filer.

― Pourquoi ?

Ma voix ensommeillée résonna de manière étrange à mes oreilles.

― Le Centre a appelé. Un promeneur a découvert un corps. Ce n’est pas beau et c’est pour nous.

― Où ça ?

Toute trace de sommeil m’avait quittée. L’intérêt d’une nouvelle affaire raviva ma flamme. Rien de tel que l’action pour ne pas penser.

― A la lisière de la forêt de Beauval. On nous attend.

Je sautai du lit, enfilai mes baskets et attrapai mon blouson jeté sur un fauteuil.

― Qu’est que tu fiches Hunter ? Tu traînes !

 

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CHAPITRE DEUX

 

Hunter gara la voiture au milieu d’une pâture. D’autres véhicules s’alignaient déjà là, dont une ambulance.

J’ouvris la portière avant même l’arrêt complet et bondis dans l’herbe. Je n’avais pas besoin de GPS pour trouver la scène de crime, l’attroupement se repérait aisément.

Assis sur le marchepied d’un véhicule, un homme serrait convulsivement contre sa poitrine les bords d’une couverture réchauffant ses épaules. Certainement le malheureux promeneur. Un chien gris et hirsute, caricature parfaite du bon gros bâtard sympa, était allongé entre ses pieds.

Un photographe finissait de prendre ses clichés. Les éclairs transperçaient l’obscurité du sous-bois et paraient de reflets argentés les troncs et le dessous des feuillages, comme un orage miniature condensé dans cet endroit précis. Je contournai un technicien et me figeai. Hunter, après le coup de fil, m’avait dit que ce n’était pas beau. J’allais le sacrer roi de l’euphémisme. Ce qui était étalé au sol n’avait même plus l’air d’un cadavre. Une bouillie informe, voilà ce qui restait. Quant à l’odeur… Réprimant un haut-le-cœur, je remontai mon col contre ma bouche et mon nez.

L’entomologiste judiciaire admirait des bestioles dans une boîte de verre. Je me dirigeai vers lui, plus pour m’éloigner du corps que par réel besoin de lui parler.

― Salut ! Quoi de neuf, Doc ?

C’était notre petite blague privée, notre échange de civilité à la Bugs Bunny. Quelques grammes de légèreté dans ce monde de merde.

― Salut Léa. Regarde comme ils sont beaux… Hydrotaea ignava et Parapiophila vulgaris.

― Mais encore ?

― Faudra affiner au labo, mais avec la météo actuelle je dirais que notre cliente repose là depuis environ quatre jours.

― Cliente ?

― Oui. D’après les premières constatations, c’est une femme, type caucasien, plutôt jeune. Pour savoir si elle est blonde ou brune, faudra retrouver la tête !

Il s’esclaffa comme si c’était la meilleure blague du jour. Charmant.

Je retournai vers Hunter. Accroupi près du corps, il l’examinait attentivement. Je vis effectivement qu’il s’agissait d’une femme. Les vêtements en lambeaux laissaient entrevoir ses attributs. Elle était lacérée, la blancheur de certains os pointait hors du corps. Et il manquait bien la tête : le cou était sectionné. Pas proprement, comme avec une hache. Déchiqueté, comme le reste.

― C’est pas un vampire qui a fait ça… murmurai-je pour moi-même.

― Non. (Hunter se releva). D’après moi, c’est un lycan. Mais du type enragé.

― On l’a ! Par ici ! héla une voix un peu plus loin.

Nous nous précipitâmes. Un technicien se tenait en contrebas, dans un fossé emplit de feuilles mortes qui craquèrent sous nos pas. Là, à demi enfouie, on devinait une tête.

Nous l’examinâmes avec la plus grande prudence. Ce n’était pas le moment de la polluer et pourrir d’éventuels indices. Gantée de latex, avec la pointe d’une tige de bois, je la soulevai légèrement. Le visage, face au sol, était méconnaissable. Il avait subi un véritable acharnement. Qui que soit le tueur, il ne voulait pas que cette fille soit identifiée. De longs cheveux bruns collés par le sang s’engluaient contre la peau tailladée. Un trou marquait l’emplacement du nez. J’écartai les lèvres de la malheureuse avec mon bout de bois.

― On dirait que ses dents sont nickels. On peut espérer une identification de ce côté-là.

― Oui. C’est notre seule chance. En dehors des listes de personnes disparues.

Je remarquai une plaie étrange sur son front. Les lignes étaient droites, comme dessinées. Une marque à cet endroit me rappelait des souvenirs très désagréables et je frissonnai. Au moins, elle ne figurait pas une cible. Déjà ça.

― Tu as vu, Hunter ?

― Oui… il faut attendre qu’elle soit lavée par le légiste, ça ne ressemble à rien.

Je me relevai et ôtai les gants.

― On rentre au Centre. Le légiste ne va pas tarder, il faudra patienter jusqu’aux résultats d’analyses. Mais avant, je vais voir le type qui l’a trouvée.

Je me dirigeai vers les voitures, Hunter sur mes talons.

Le pauvre homme claquait des dents, livide. Son chien gronda alors que nous approchions.

― Gentil, Gremlins… sage.

La voix chevrotante de l’homme trahissait son émoi. On ne pouvait pas lui en vouloir.

Je m’accroupis et gratouillai le cleps derrière les oreilles. Il sembla apprécier et me lécha la main.

― Gremlins ? C’est sympa comme nom. C’est vrai qu’il a un peu… le poil en pétard. Et vous êtes ?

― Je m’appelle Duval. Roger Duval. J’habite le hameau, là-bas.

Il tendit un bras tremblant vers le nord.

― Je ne passe jamais par ici, d’habitude. Je lui fais faire sa promenade de l’autre côté. Je ne sais pas pourquoi j’ai changé d’itinéraire.

Il semblait vraiment choqué. Je lui offris mon sourire le plus rassurant.

― Ce n’est pas grave. Vous pouvez me dire dans quelles circonstances vous l’avez découverte ?

Il se racla la gorge. Visiblement, il lui était difficile de revivre en pensées ces instants.

― J’avais lâché le chien. Il zigzaguait devant, reniflait à droite à gauche. D’un coup, il s’est mis à filer. Je l’ai appelé, mais rien à faire. J’ai couru aussi, pour le rattraper. Je ne voulais pas qu’il atteigne la route et se fasse écraser, vous comprenez ?

J’opinai en silence, la main enfouie dans le poil rêche du vieux chien.

― Il s’est engouffré dans le sous-bois, derrière les buissons. J’étais furax, il risque de choper des tiques par-là. Il a jappé. Je l’ai rejoint. Il tournait en rond, comme un fou. Il semblait… paniqué. Oui, paniqué, c’est le mot. Oreilles et queue basses, il s’est jeté dans mes jambes et j’ai rattaché sa laisse. C’est là que j’ai vu un truc rouge. Je me suis approché mais Gremlins tirait. Il ne voulait pas y aller.

― Etrange. L’odeur du sang aurait dû l’exciter, au contraire.

― Non Léa. La peur du lycan était plus forte que sa curiosité. Il l’a senti. Une odeur de loup mais décuplée puissance dix.

Je regardai Hunter. Il avait sans doute raison.

― Ensuite ?

L’homme passa une main sur son visage mal rasé, comme pour effacer ses mauvais souvenirs. Cette histoire l’avait certainement vieilli de plusieurs années et il aurait donné n’importe quoi pour être ailleurs.

― Sur le coup, je me suis affolé ! Et puis j’ai appelé les flics avec mon portable.

Forcément. Et comme ce n’était pas de leur ressort, ils avaient refilé le bébé au GIAR. Comme d’habitude.

― Vous n’avez pas remarqué de personnes suspectes traînant dans le coin, des allées et venues inhabituelles ? demanda Hunter.

L’homme fixa le vide, cherchant dans sa mémoire.

― Non… je ne crois pas. J’habite de l’autre côté, je ne sais pas…

― Je vous remercie Monsieur Duval. Si jamais vous vous souvenez d’autre chose…

Je lui tendis ma carte. Il la prit et la garda devant les yeux un instant, comme s’il comptait y découvrir les secrets de l’univers. Ce pauvre homme allait faire des cauchemars pendant un bon bout de temps.

 

Au volant, sur le chemin du Centre, je cogitai.

― Quelque chose ne va pas, Léa ?

― Quel médium tu fais ! Un truc me chiffonne.

Je tournai la tête vers lui. Il me fixait dans l’attente d’un léger développement de ma part.

― Une fois transformé, un loup garou est une bête fauve, sans la moindre parcelle d’humanité. Qui plus est sans pouce opposable.

― Et ?

― Et donc je me demande comment il a pu faire un dessin précis sur la tête de cette pauvre fille. Déchiqueter, mordre, arracher, oui. Mais dessiner… ça ne colle pas.

Hunter soupira.

― Je me disais exactement la même chose.

― Ce pourrait-il qu’il ait fait ça avant ? A moins qu’un complice humain… Non, ce n’est pas possible.

― Il faut attendre les résultats de l’autopsie. Peut-être que ce n’est pas un lycan, après tout.

― En tout cas, ça y ressemble.

Nous arrivâmes au Centre. Là, notre premier geste fut de consulter la liste des personnes portées disparues récemment.

C’est dingue le nombre de gens qui peuvent se volatiliser dans la nature du jour au lendemain. Les citoyens lambda n’ont pas la moindre idée de la quantité de personnes à qui cela arrive. Dans beaucoup de cas, fort heureusement, il n’y a pas de fait-divers macabre derrière. L’histoire du bon père de famille qui part acheter des clopes ou une baguette de pain et qui ne revient jamais… Il s’agit souvent de disparitions volontaires afin d’échapper au FISC ou à une pension alimentaire qu’on ne veut plus payer. Parfois, un stupide désir de changer de vie. Pour les plus jeunes, de simples fugues dans la plupart des cas. Les fuyards sont retrouvés sains et saufs, ou envoient un message à leurs proches leur demandant d’abandonner les recherches. Mais il y a évidemment le petit pourcentage de victimes d’enlèvement ou de meurtre. Dans notre cas, il n’y avait aucun doute. Restait à savoir qui elle était. Et pourquoi.

Nous fîmes chou blanc. Il y avait bien quelques jeunes femmes signalées disparues, mais aucune ne semblait correspondre en termes de taille ou de couleur de cheveux. D’un autre côté, il nous était difficile de savoir à quoi ressemblait notre cadavre de son vivant. Si le but avait été de masquer son identité, le tueur avait au moins réussi ça.

 

Le lendemain, nous allâmes à la morgue. Le corps était depuis la veille au soir entre les mains du légiste. Une forte odeur de désinfectant, mais aussi de mort, nous accueillit. C’était l’endroit du Centre que je détestais le plus.

Le légiste, un petit bonhomme aux allures de Mister Magoo, nous accueillit. Il semblait flotter dans une blouse trop grande pour lui et l’épaisseur de ses verres lui donnait l’air d’un caméléon sous ecstasy.

― Alors Docteur ? Vous avez de bonnes nouvelles pour nous ?

― Oui. Votre cliente m’a parlé. Et on ne peut pas dire qu’elle soit morte de rire.

L’humour du toubib me laissa de marbre. Nous approchâmes de la table métallique. La forme du corps se découpait sous le drap blanc. Mister Magoo, le Docteur Franklin de son vrai nom, se saisit de ses notes.

― Décès imputable à diverses blessures ayant entraînées une perte massive de sang. Cette fille a bel et bien été déchiquetée par un lycan. Les empreintes laissées par les morsures ne font planer aucun doute. Certains organes internes, comme le foie ou le cœur, manquent. Sûrement boulottés par le garou.

Je réprimai une nausée naissante. Hunter ne semblait pas aussi incommodé que moi.

― Elle est morte il y a cinq jours maintenant. Il a commencé à la déchiqueter alors qu’elle était toujours en vie. D’ailleurs, il lui a fait tout d’abord la marque sur la tête, un certain temps avant de la tuer. Des caillots sanguins se sont formés dans la plaie.

― Combien de temps avant ? demanda Hunter.

― Peut-être vingt-quatre heures.

― Ce qui voudrait dire que cette fille est portée disparue depuis au moins six jours… murmurai-je.

― Regardez par vous-mêmes. Ce signe vous évoquera peut-être quelque chose.

Le toubib ouvrit un tiroir et ôta le drap qui couvrait la tête tranchée. Elle avait été nettoyée. Des zébrures atroces parcouraient la peau livide. De longs cheveux bruns, lavés et débarrassés de leur gangue sanglante, ondulaient autour du visage. Les yeux, à demi ouverts, présentaient le voile blanc classique, mais on devinait leur couleur autrefois noisette. Je fixai l’étrange symbole.

― Trois ? Qu’est-ce que ça peut signifier ?

― Cela pourrait être un ordre, sa troisième victime ? Mais pour moi, on dirait plutôt un E majuscule.

Hunter, de l’autre côté du tiroir, regardait le visage à l’envers. Je haussai les épaules et le rejoignis.

― Trois ou E, nous ne sommes pas plus avancés.

― J’ai réussi à prendre ses empreintes sur un doigt pas trop amoché, lança le légiste. Mais si elle n’est pas fichée…

― Bon sang, Doc ! Vous n’auriez pas pu commencer par-là ?

Je me saisis du cliché et filai sans même dire au revoir.

Dans mon bureau, je scannai l’empreinte et lançai la comparaison avec les fichiers : personnes disparues, interpellées, détenues… Au bout d’un long moment, je dus me rendre à l’évidence. Notre mystérieuse inconnue allait le rester encore.

Assis à sa place à deux mètres de moi, Hunter se tapotai le menton du bout d’un crayon. Je lui jetai un coup d’œil par en-dessous. Je ne me lassai pas de le regarder.

Il occupait le bureau adjacent au mien et nous formions une bonne équipe. Finalement, il avait accepté de bosser pour le GIAR, mais à temps partiel seulement. Il se gardait du temps pour vaquer à ses occupations de chasseur de primes et pouvait disparaître pendant plus d’une semaine. Mais en ce moment, il était là. Pour mon plus grand plaisir.

― Quoi ?

Tout à ma contemplation, je n’avais pas remarqué qu’il me fixait à son tour. Je me ressaisis et lui lançai un clin d’œil plein de sous-entendus.

― Rien. J’avais juste hâte de rentrer.

Il sourit.

― Moi aussi…

La sonnerie du téléphone interrompit notre tendre échange. Et merde.

Je vis le visage de Hunter se crisper puis un large sourire s’élargit. Je ne savais pas qui il avait en ligne ni de quoi on lui parlait, mais il sembla ravi au moment de raccrocher.

― J’ai une bonne et une mauvaise nouvelle, Léa.

Je levai les yeux au ciel et soupirai.

― Vas-y, attaque par la mauvaise, ça sera fait.

― Il va falloir repousser notre soirée coquine.

Je me redressai vivement.

― Que se passe-t-il ?

― Une jeune femme est là, à l’accueil. Les flics nous l’ont envoyée parce que sa colocataire n’a plus montré le bout du nez… (il marqua un temps, juste de quoi m’énerver) depuis une semaine…

 

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CHAPITRE TROIS

 

La fille se tenait assise, raide et mal à l’aise, sur la chaise de la salle d’interrogatoire. Je l’observais au travers du miroir sans tain avant de la rejoindre. Blonde décolorée, trop maquillée, elle triturait le bas de son tee-shirt imprimé de rayures et de lettres rehaussées de strass. Elle mâchouillait un chewing-gum sans même fermer la bouche. La grande classe. Pourquoi avait-elle attendu si longtemps avant de s’inquiéter ?

― Vas-y en premier. Je jouerai au méchant flic après.

Je grimaçai un sourire et donnai un coup de coude à Hunter en passant près de lui.

― Je pense qu’on n’aura pas besoin de faire ça. Et pourquoi serais-je la gentille ?

 

J’entrai vivement. Surprise, la fille sursauta.

Sans un mot, je m’assis en face d’elle et posai un protège-documents devant moi. Les mains à plat de chaque côté, j’inspirai et relevai enfin la tête vers elle.

― Bonjour, Mademoiselle Lopez. Karine, c’est ça ?

Elle hocha la tête sans me regarder, le nez baissé sur ses doigts en train de maltraiter l’ourlet de son tee-shirt.

― Vingt-et-un ans, habitant au quatorze, rue de la liberté ?

Elle continua d’opiner.

― Alors, Karine… Je t’informe que cet entretien est filmé. On peut y aller ?

Tels les chiens de plastique des plages-arrière des bagnoles, elle continua de jouer les métronomes avec la tête. Pas loquace la môme.

― Tu as signalé la disparition de ta colocataire, c’est bien cela ?

― Oui, Madame.

Oh non… et voilà qu’elle me donnait du Madame…

― Appelle-moi Léa, ça sonne mieux. Donc ? Pourquoi avoir attendu autant ?

― Eh bien… Elle avait l’habitude de partir sans prévenir, parfois plusieurs jours, alors je me suis pas inquiétée. Mais là, une semaine, quand même…

― Et comment s’appelle-t-elle ? Tu connais son âge ?

― Elle a vingt-cinq ans. Son nom c’est Elise. Elise Mercier. Mais je sais pas si c’est le vrai.

― Pourquoi ? Elle trempait dans des affaires louches ?

Karine renifla.

― Non, pas vraiment. Enfin, elle se débrouillait, comme tout le monde. Elle traficotait un peu.

― Elle travaillait ?

― Oui. Serveuse dans un bar du quartier chaud, mais je sais pas lequel. Elle refourguait un peu de shit aux clients pour arrondir ses fins de mois.

Je pourrais toujours demander à Charles de m’aider à trouver l’endroit, c’est son domaine.

― OK. Que peux-tu me dire d’autre sur elle ? Un petit ami ?

― Pas que je sache. Je l’ai jamais vu ramener personne à l’appartement. Mais elle causait pas beaucoup, Elise. Et puis elle travaillait le soir, et moi le jour, alors on se croisait à peine.

― Tu sais quoi sur sa famille ?

― Rien. Je crois qu’elle n’en a plus. Il me semble qu’un jour elle m’a parlé d’un orphelinat.

Je me raclai la gorge. La suite n’allait pas être rose.

― Bon, Karine, je vais te montrer des photos. Je te préviens, c’est très choquant, mais j’ai besoin de savoir si c’est bien elle. Tu comprends ?

Elle hocha la tête et baissa les yeux vers la chemise cartonnée verte fermée devant moi. Je l’ouvris, sortis quelques clichés du légiste et les fis pivoter vers elle. A ma grande surprise, elle ne se mit ni à hurler ni à chialer. Elle se contenta de détourner le regard une fraction de seconde avant de déglutir difficilement et y reporter son attention.

― C’est sa robe rouge. Elle aimait bien la mettre pour aller bosser.

Les gens se focalisent souvent sur des détails légers devant de telles horreurs. Une soupape de sécurité, sans doute.

Elle regarda ensuite la photo de la tête, cadrée afin de masquer le cou tranché, et proprement débarrassée des salissures.

Karine farfouilla dans son sac à main et en sortit un petit cliché. Elle me le tendit.

― Elle a meilleure mine sur celle-là. Je l’ai prise en partant, dans sa chambre, au cas où…

Finalement, cette nana était peut-être moins cruche qu’il n’y paraissait.

On voyait une jolie fille assise sur un muret, ou un parapet. Derrière elle, des collines verdoyantes ondulaient sous un ciel azur. Vêtue d’un débardeur rouge vif et d’un short en jean, elle souriait à l’objectif, une main relevée pour se protéger les yeux du soleil. Son visage apparaissait nettement et je pouvais enfin voir à quoi elle ressemblait avant de se faire étriper.

Ses longs cheveux bruns indisciplinés retombaient en cascade sur ses épaules. Un vent léger les soulevait sur le côté gauche. Ses yeux noisette pétillaient et un large sourire éclairait son visage. Elle avait l’air heureux.

Je retournai la photo. Rien d’inscrit au dos, à part la date du tirage. Un an plus tôt.

― Je la garde. Le symbole gravé sur son front t’évoque quelque chose ?

La jeune femme sembla réfléchir.

― Non. C’est quoi, d’abord ?

― Tout dépend du sens, un E majuscule ou le chiffre trois.

Elle secoua la tête, une moue tordant ses lèvres trop brillantes.

― Je vois pas.

― Bien. Une équipe va venir inspecter l’appartement. Je te demanderai de ne pas quitter la ville sans nous en informer. Je sais, ça fait cliché, mais c’est comme ça.

Karine se contenta de hausser les épaules avant de se lever.

― De toute façon, je ne comptais pas voyager.

Je la regardai s’éloigner, escortée d’un garde, et retournai auprès de Hunter.

― Nous avons au moins son nom et son âge, maintenant… siffla-t-il.

― Oui. Et son véritable aspect.

J’agitai la photo sous son nez, comme un éventail. Il s’en saisit.

― C’est dommage. Elle était plutôt mignonne. Un peu dans ton style.

Il me la rendit et se pencha vers mon oreille.

― Mais moins jolie que toi.

 

Le lendemain, la fouille de l’appartement des filles ne donna rien. La chambre de la victime était un peu plus petite que celle de Karine : elle était arrivée après et s’était donc contentée de celle-ci. Les murs blancs méritaient bien un petit rafraîchissement. Comme décoration, un seul tableau : une lithographie très colorée, dans des tons orangés assortis à la couette, et représentant un nu sur un sofa. Dans un coin, une petite table qui devait être à la fois coiffeuse ou bureau selon le moment de la journée. Plusieurs bouquins, des romans à l’eau de rose, s’y empilaient. Jetés en travers du lit, quelques vêtements gisaient là, attendant une propriétaire qui ne les remettrait jamais.

Nous fouillâmes partout. Pas même un journal intime pour se faire une idée de l’existence d’Elise. La chambre était propre, exception faite du dépôt de poussière accumulé dans la semaine. Ses tiroirs ne révélèrent rien, si ce n’est un goût vestimentaire un peu plus classique que celui de Karine. Aucun squelette dans les placards… ça ne nous aidait pas.

Une fenêtre donnait sur une pelouse bien entretenue. Au deuxième étage, il aurait été possible à un être surnaturel de passer par ici. Mais elle était fermée et Karine nous assura ne pas y avoir touché. Aucune marque, que ce soit sur le chambranle ou dehors, au sol, ne vinrent étayer la thèse d’une effraction.

Je pris le volant et décidai de passer au Lolita. Sur place, Hunter fut le premier à se présenter à la porte du club. Le physionomiste avait pour consigne de nous laisser le champ libre et nous pénétrâmes dans l’antre de Charles sans accrocs.

L’heure d’ouverture était encore loin et le club, désert. Nous n’eûmes pas à le traverser pour rencontrer le propriétaire dans son bureau. Charles se tenait accoudé au bar devant un tas de paperasses. Il tourna la tête à notre entrée et afficha aussitôt un sourire carnassier.

― Tiens ! Notre duo de choc ! Que me vaut le plaisir ?

― Arrête ton char, Charles. Je voudrais que tu m’aides à trouver où bossait une fille.

Je glissai la photo d’Elise sous le nez du Maître de la ville.

― Joli morceau.

― Trop tard, mon pote, y’a plus rien à manger, lança Hunter.

Charles se reconcentra sur moi et je lui précisai le but de notre visite.

― Cette fille a été déchiquetée par un lycan. Elle bossait dans un bar du quartier, mais nous ignorons lequel. Un de tes clients l’a peut-être déjà croisée, donc si tu peux…

― Vous aider ?

J’opinai en silence. Une grande rousse vêtue d’un peignoir fit son entrée et Charles l’interpella.

― Sissi, viens là. Fais des copies de cette photo.

L’impératrice de pacotille s’avança, son négligé de soie froufrouta. Elle prit le cliché et y posa son regard surchargé de rimmel et de paillettes. Je vis à son expression que la victime ne lui était pas inconnue.

― Tu la connais ? demanda Hunter.

Elle jeta un regard apeuré vers Charles qui lui fit un signe de tête. Elle n’osait pas parler sans l’aval de son patron et Maître. Elle posa son doigt sur la surface glacée.

― Pourquoi ? Vous la cherchez ?

― A ton avis ?

― Oui. On a bossé ensemble environ un mois, avant que je donne ma démission et vienne ici. C’est mieux payé. (Elle fit un clin d’œil à Hunter.) Tu devrais venir voir mon show, beau gosse.

― Avec plaisir, rétorqua-t-il.

Je le foudroyai du regard.

― Et c’était où ?

La dénommée Sissi sentit à ma voix que ce n’était pas le moment de me chercher.

― Dans un bar, le Mad Dog. Et elle, c’est Elise.

― On connait son nom, la coupai-je. Elle y était serveuse, c’est ça ?

― Ouais. Une gentille fille. Je me demandais ce qu’elle fichait dans ce bouge, mais faut bien bouffer, non ? Il lui est arrivé quelque chose ?

― Elle est morte.

― Oh ben merde !

Je n’aurais pas dit mieux.

― Tu sais qui elle fréquentait, demanda Hunter.

― Non, enfin personne en particulier. Je ne l’ai jamais vu fricoter avec la clientèle, mais on ne se parlait pas beaucoup.

Je me tournai vers Charles.

― Bon. On va aller dans ce bar. Inutile de faire des copies. Merci.

Je récupérai la photo et tournai les talons.

― A bientôt, Léa.

La voix de Charles me balaya comme un voile de soie et je frissonnai.

― N’oublie pas de repasser ! lança Sissi à l’attention de Hunter.

Je ne laissai pas à mon compagnon le temps de rétorquer, passai mon bras sous le sien et l’entrainai dehors.

Une fois sur le trottoir, il s’esclaffa.

― Alors, jalouse, petite Traqueuse de mon cœur ?

― Non. Mais joue encore à ça et je te les coupe.

Il éclata de rire avant de grimper dans la voiture.

 

Le Mad Dog… pas vraiment un endroit fréquentable. Le bar malfamé dans toute sa splendeur. Au bout d’une ruelle décrépite et sombre aux senteurs de poubelles, il affichait son nom peinturluré sous des spots criards.

La façade de pierre aurait eu besoin d’un bon nettoyage. L’intérieur ne valait pas mieux. Le soir n’était pas encore tombé qu’une clientèle de marginaux s’y pressait déjà. Aussi sombre qu’un trou de balle en pleine nuit, la large pièce s’ouvrait, parsemée de tables en bois noir. Un sol crasseux collait sous nos semelles et au fond, un imposant bar surmonté d’un long miroir au tain piqueté fermait l’horizon.

Nous nous frayâmes un chemin dans l’atmosphère enfumée tandis qu’une sono vomissait une musique à faire fuir n’importe quel mélomane. Ma main droite frôlait la crosse de mon flingue, prête à toute éventualité.

Hunter me dépassa et héla le barman. Je pivotai afin de surveiller nos arrières.

― Agents du GIAR, lança mon compagnon. Cette fille, Elise Mercier, a travaillé ici comme serveuse, n’est-ce pas ?

Le barman acquiesça.

― Si vous la voyez, dites-lui qu’elle est virée. Ça fait un bail qu’elle ne vient plus et ça, sans prévenir.

― Ça ne risque pas. Elle est morte. Alors dis-moi, elle fréquentait du monde ici ?

Il y eu un blanc puis le type se racla la gorge.

― Je pense pas. Elle évitait les contacts. Elle faisait son boulot mais ça s’arrêtait là. Elle causait pas. On aurait dit que Mademoiselle se sentait au-dessus du panier.

Je retins un ricanement. N’importe qui pouvait se sentir mal à l’aise dans cet endroit.

― Quand est-elle venue travailler pour la dernière fois ?

― Oh… je dirais plus d’une semaine. Une seconde, je regarde le tableau.

Le type farfouilla sous le bar. Dos contre ce dernier, je regardai Hunter. Il me fit une petite grimace qui signifiait sans doute « patience ».

― Ouais, elle a fait la soirée du dimanche seize, après plus rien.

Nous étions le vingt-quatre. Ça collait. Elle avait pu être enlevée ce soir-là. Je me retournai et gratifiai l’homme d’un sourire ravageur.

― Merci beaucoup, cher Monsieur. Sinon, rien d’autre concernant cette fameuse soirée ?

Il se gratta le crâne de ses ongles douteux. Pour boire un verre ici, il valait mieux être à jour dans ses vaccins…

― Ben… maintenant que vous le dites…

― Oui ?

L’impatience vibrait dans la voix de Hunter. A la place du barman, je serais passée à la vitesse supérieure.

― Elle a servi un type, peu avant la fin de son service. Elle rigolait. Ça m’a étonné parce que c’était pas le genre.

― Ce type, vous pourriez nous le décrire, demandai-je.

Le barman ricana.

― Pas vraiment. Il portait un sweat à capuche. Mais je dirais qu’il était aussi grand que vous. (Il désigna Hunter). Le bord du comptoir lui arrivait au même niveau. Je ne peux rien vous dire d’autre. Dites, elle est morte comment ?

― Déchiquetée par un loup-garou.

Hunter pivota et m’attrapa le bras pour sortir, ravi de l’expression du barman.

― Franchement, tu aurais pu t’abstenir, grinçai-je.

 

 

 

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