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AURA SOMBRE (Agent spécial Léa Bacal, tome 4)

 

 

CHAPITRE UN

« Suis ton cœur pour que ton visage rayonne durant le temps de ta vie. »

Sagesse Egyptienne.

 

 

Mon poing frappa le dessus du bureau si fort qu’une pile de documents s’affaissa avant de glisser dangereusement vers le bord. Le Commandant Boissier rattrapa le tout avant que l’amoncellement ne tombe. Un creux fendillé comme un cratère miniature marquait l’emplacement de l’impact.

― Vous n’auriez jamais dû me faire ça ! J’avais confiance en vous !

Debout devant lui, penchée en avant, bras tendus et les mains plaquées sur le meuble, je le foudroyai du regard.

― Je n’avais pas le choix, agent Bacal. Vous le savez aussi bien que moi.

Un point pour lui. Il n’avait pas tort. N’empêche. Je secouai un index rageur sous son nez.

― Vous auriez pu au moins me laisser entendre qu’il était toujours en vie ! Vous m’avez laissé déprimer, sans rien dire. J’entends encore vos conseils à deux ronds ! Et maintenant, je fais quoi, moi, hein ? Et Charles ?

Je sortis l’enveloppe froissée de ma poche et la jetai sur le bureau.

― Voici ma lettre de démission. Effective dès maintenant, ne comptez pas sur moi pour un quelconque préavis. Espèce d’enfoiré, ajoutai-je in petto.

Eric Boissier s’en saisit. Son regard gris acier planté droit dans mes yeux, avec une lenteur calculée, il la déchira.

― Je refuse votre démission. Et n’escomptez pas un seul instant que je vous vire.

Je fulminais. Un frisson glacé rampa le long de ma colonne vertébrale. Je ne baissai pas les yeux. Une crispation douloureuse paralysait mes épaules.

― Si vous partez quand même pour exécuter des contrats sans autorisation, je vous ferai arrêter et mettre en confinement. Pour une durée indéterminée.

Je haussai les épaules, l’air faussement détaché.

― Je peux très bien changer de vie.

― Ah oui ? – Le commandant me gratifia d’un sourire moqueur. – Pour faire quoi ? Je vous vois mal devenir fleuriste. Soyez réaliste, vous avez consacré votre existence à la lutte contre les créatures hors la loi. Sans cette poussée d’adrénaline régulière, vous ne tiendrez pas.

La colère irradiait sous ma peau. J’explosai :

― C’était quoi, l’idée ? Me prévenir la veille de son retour ? Lui laisser me faire la surprise : « Coucou chérie, c’est moi ! Je t’ai manqué ? »

― L’existence d’un témoin sous protection ne peut être révélée. Famille, amis, collègues, personne ne doit être au courant. Vous le savez. Maintenant, c’est à lui de décider s’il veut revenir vers vous ou non. Le cartel de Torres n’existe plus, Hunter peut choisir de refaire surface. Il est libre de ses décisions.

― Et moi, je suis libre de quoi ? Je me retrouve avec un petit-ami que je croyais mort et j’ai refait ma vie avec un autre qui est… techniquement mort… Super !

Boissier soupira et leva son visage renfrogné vers moi.

― L’un comme l’autre pourront comprendre. Vous aurez un choix à faire, c’est sûr. C’est votre vie privée. Je ne veux plus en parler avec vous. Maintenant, si vous êtes calmée, j’ai un dossier à vous faire examiner. Plongez-vous dans le travail, c’est le meilleur exutoire que vous trouverez.

Il me connaissait bien. Trop bien. Rien de tel pour m’exaspérer.

Ses cachotteries m’avaient foutue dans un beau merdier. J’avais cru Hunter mort, pendant de longs mois, alors que Boissier connaissait la vérité. Il m’avait maintenue dans l’ignorance. À l’écart. J’avais fini par sécher mes larmes dans le giron de Charles, le Maître de la ville. Un vampire avec qui Hunter n’avait pas beaucoup d’atomes crochus. Pour ne pas dire aucun. J’étais entre le marteau et l’enclume. Chouette. Je m’en voulais aussi. Pourquoi n’avais-je pas senti, tout au fond de moi qu’il était toujours de ce monde ? Le lien qui me rattachait à lui était-il si indéfectible que je l’avais cru ? Même à distance, une mère sait que son enfant souffre, une femme sent que son mari ou son fiancé a des problèmes graves. Comme un creux au ventre. Moi, rien. On m’avait dit que Hunter était mort, je m’en étais contentée. Et à cela, je ne pourrais jamais rien changer. Le mal était fait. Je quittai mes pensées et reportai mon attention sur mon supérieur.

Le pire, c’était que le Commandant avait raison. La perspective d’une nouvelle enquête me faisait saliver. Pendant mon introspection, il avait fait glisser une pochette bleu pâle vers moi.

― Etudiez-ça calmement. Vous me direz ce que vous en pensez.

Je pris la chemise d’un geste rageur en le fusillant du regard.

― Et n’oubliez pas de finaliser les rapports en cours.

Sans un mot, je fis volte-face et sortis en claquant la porte.

L’ascenseur s’ouvrit et je m’engouffrai à l’intérieur. Arrivée à mon étage, je me précipitai et fonçai dans le couloir qui menait à mon bureau. Je ne prêtai pas la moindre attention aux membres du personnel que je croisai, je bousculai même un agent qui discutait avec un autre en remontant vers moi. Ils m’adressèrent un regard étonné, sans piper mot. Les étincelles vertes qui illuminaient mes yeux et les canines qui pointaient entre mes lèvres avaient le don de refroidir les plus téméraires.

Une fois installée, je me plongeai dans le dossier.

 

J’avais tout relu plusieurs fois. Claire Marx, une jeune femme de vingt-deux ans rentrait chez elle après son travail. Voiture en panne, elle s’était décidée de rentrer à pied. Elle avait voulu prendre un raccourci et s’était retrouvée dans une ruelle sombre. Mauvaise idée. C’est là que l’agression avait eu lieu.

Jusque-là, rien d’exceptionnel, l’affaire aurait dû concerner la police. C’est d’ailleurs elle qui, suite à un appel anonyme, s’était dépêchée sur les lieux, avec une ambulance. Les agents avaient retrouvé la fille roulée en boule, choquée mais vivante. C’est après que ça se compliquait. Emmenée à l’hôpital, la jeune femme était restée murée dans le silence. D’après les examens, elle n’avait subi ni viol ni coups, mais elle était anémiée et dans un état de fatigue intense. Plus tard, une infirmière l’avait trouvée assise par terre, la tête entre les mains. Claire Marx se balançait d’avant en arrière, se tapant l’arrière du crâne contre le mur. Elle répétait inlassablement : l’ombre noire va revenir… l’ombre noire va revenir… Elle avait ensuite enchaîné les crises d’hystérie, alternant avec des moments quasi catatoniques. La police, impuissante, avait décidé de contacter le GIAR. Elle pensait que quelque chose de surnaturel pouvait se cacher derrière cette agression.

Je me frottai le visage. Qu’était-il arrivé à cette fille ? Le mieux était encore de la voir. J’attrapai ma veste et filai, direction l’hôpital. Mais avant, je passerai par la ruelle afin de m’imprégner des lieux et peut-être trouver un indice qui aurait échappé aux flics.

 

Je me garai devant le restaurant où bossait la victime. Claire y était serveuse depuis deux ans, d’après le dossier. Un fast-food on ne peut plus banal, avec sa décoration pseudo-américaine années cinquante, ses banquettes en skaï colorées, ses affiches de vieux films et ses spécialités à base de hamburgers, frites graisseuses et autres sundaes ou milkshakes. J’entrai et le fond musical me sauta aux tympans. Le volume n’était pas si fort, mais j’avais tendance à amplifier les sons. Je me concentrai afin de le faire passer au second plan. J’avisai un serveur et me dirigeai droit sur lui. Il fixa mon badge avec le regard expressif d’un poisson mort.

― GIAR. Je voudrais vous interroger au sujet de Claire Marx.

Le jeune au visage ravagé par l’acné leva les yeux vers moi, une lueur d’intérêt au fond des pupilles. Rien de tel qu’un badge et un ton autoritaire pour susciter la curiosité. D’un geste bref du menton, je lui indiquais une banquette. Nous nous y glissâmes.

― Claire ? Elle est à l’hosto, qu’on m’a dit.

― Oui, je suis là pour ça. Avait-elle des ennuis ? Un petit copain qu’elle aurait quitté et qui voudrait se venger ? Ce genre de trucs ?

― Oh non, enfin j’en sais rien. Je crois qu’elle avait pas de copain en ce moment.

― Quel genre de fille est Claire ? Est-ce qu’elle a tendance à inventer des histoires ?

Le jeune homme renifla et se gratta la tête.

― Pas vraiment. Elle est plutôt gentille. Elle m’a aidé, au début, pour tenir le rythme. Elle est pas secrète mais elle s’étale pas non plus. Je crois qu’elle aime bien les randonnées, aller au cinoche, des choses comme ça. Le lundi, elle nous raconte souvent ses balades du dimanche.

― Vous la qualifieriez de sportive ? Elle est dans un club ?

― Ouais, elle aime les activités de plein air. Y’a qu’à la regarder pour voir qu’elle pète la santé. Jamais d’alcool, elle fume pas non plus. Elle suivait jamais les autres pour la pause clope. Mais ses randos, elle les faisait seule ou avec des copines. Elle n’a jamais parlé d’un club.

― Le soir de l’agression, vous étiez là ?

― Oui. Mais c’est elle qui a fermé. Rapport que c’est la plus ancienne. Je suis parti avant elle. Si j’avais su pour sa bagnole, je lui aurais proposé de la raccompagner.

― Vous n’avez rien remarqué de bizarre, en sortant d’ici ?

Il parut réfléchir, fixant le carnet où j’alignais mes pattes de mouches.

― Nan… il avait plu, mais c’était fini. Y’avais pas foule dehors. J’ai récupéré ma caisse derrière, sur le parking des employés. J’ai déposé des poubelles avant. À part un chat, j’ai vu personne.

― Elle n’a eu aucun problème avec un client ces derniers temps ?

― Non. Au contraire, les gens l’aiment bien. Elle ramasse pas mal de pourboires.

― Bien. Si jamais un détail vous revient…

Je lui tendis ma carte.

― Appelez-moi.

― Ouais. Dites ? Elle va s’en sortir, Claire ?

Je lui offris une moue incertaine.

― Je ne l’ai pas encore vue, mais d’après les médecins elle va assez bien. Physiquement.

Je me tapotai la tempe de l’index.

― C’est là-haut que ça cafouille.

Je me levai et quittai le serveur pour faire le tour du bâtiment. Effectivement, le parking et les bennes à ordures se situaient à l’arrière. Rien de suspect n’attira mon regard. Je bifurquai, remontai le trottoir sur une centaine de mètres avant de traverser pour m’engager dans une ruelle peu avenante. En plein jour, c’était déjà glauque. Qu’est-ce qui avait bien pu traverser l’esprit de cette fille pour s’y engager la nuit ?

Un couloir étroit entre deux murs de briques rouges. Des papiers gras en veux-tu en voilà. Des affiches déchirées qui pendouillaient mollement. Un peu plus loin, des cagettes empilées. Une boutique dont la façade se trouvait sur la rue devait s’en débarrasser là. Je sursautai lorsqu’un chat errant déboula dans mes jambes, miaulant et crachant. Il se faufila sans demander son reste. Malgré mes sens développés, je ne l’avais pas détecté. Je me ramollissais.

Le sol humide ne révélait rien à part sa crasse. Pourtant je ressentais quelque chose. Difficile à expliquer. À l’endroit où la fille avait été retrouvée, à demi inconsciente, l’air semblait… différent. Des picotements me parcouraient les membres, comme si je me trouvais à côté d’un générateur électrique. Il n’y avait pourtant rien, ni compteur, ni ligne à haute tension. Juste un câble épais qui pendait, donc inactif. Étrange. Le mur, juste au-dessus de l’emplacement, paraissait éraflé. À y regarder de plus près, on aurait dit une trace de pieds. À au moins un mètre quatre-vingt de haut puisque je devais lever le nez ! Je pris quelques clichés de la trace noirâtre.

Avec rien d’autre de probant sur place, je décidai de me rendre à l’hôpital pour voir cette Claire. Je n’avais plus qu’à espérer que son état me permettrait de l’interroger.

 

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CHAPITRE DEUX

 

 

Je dus faire deux fois le tour du parking visiteurs pour trouver une place. Il y avait foule aujourd’hui. Un rapide passage par l’accueil et la jeune femme en poste m’indiqua le numéro et par où passer pour rejoindre la chambre de Claire Marx. Cette dernière avait quitté l’aile des soins classiques pour celle, plus sinistre, des soins psychiatriques.

Les portes de l’ascenseur s’ouvrirent avec un tintement aigu. Je passai devant le bureau des infirmières et remontai le couloir, les yeux fouillant les numéros de chambre. Mes semelles crissaient contre le lino impeccablement lavé. L’odeur de désinfectant me mettait toujours aussi mal à l’aise. J’avais les hôpitaux en horreur, comme beaucoup de gens. On ne venait jamais là par plaisir, que ce soit pour soi-même ou pour visiter un proche. Seules les maternités ne me faisaient pas cet effet de rejet. Et encore, avec modération.

Je repérai la porte de la chambre douze. Un coup d’œil par le hublot vitré et j’aperçus la fille, allongée, le visage tourné vers la fenêtre. Sa peau était si blanche qu’elle tranchait à peine sur les draps. Je toquai légèrement et entrai.

Claire quitta son observation des oiseaux qui se battaient dans les branches, au ras de ses vitres, pour me regarder d’un air interrogateur. Je lui offris mon plus beau sourire. Si j’apparaissais détendue, elle le serait aussi. Peut-être.

― Bonjour Mademoiselle Marx. Je m’appelle Léa. Léa Bacal. Je suis agent du GIAR.

― Bonjour…

Je m’approchai, toujours souriante, et tirai une chaise près de son lit. Blonde, un regard bleu azur, Claire pouvait être qualifiée de jolie fille. Malgré le drap qui la couvrait jusqu’à la poitrine, je la devinai mince et athlétique, ce qui collait à la description de son collègue. Un peu trop mince même, ses bras n’étaient vraiment pas épais.

― Je peux vous appeler Claire ? demandai-je, afin d’établir un lien plus étroit.

Elle opina.

― Claire, pensez-vous être en mesure de répondre à quelques questions ?

Elle détourna son attention pour fixer à nouveau les branches. Je remarquai la crispation de ses doigts sur le drap.

― J’ai déjà tout raconté… personne ne veut me croire…

― Moi, je veux bien.

Elle pivota la tête et son regard se planta dans le mien. Une étincelle y brillait. Une étincelle de folie.

― Je ne l’ai pas vu. C’était juste une ombre. Une ombre noire.

― Cette ombre… elle attendait déjà là ou bien elle est arrivée après ?

― Non. J’étais seule. Elle m’est tombée dessus. Vraiment. Je veux dire… d’en haut.

― Vous voulez dire que cet homme, ou qui que ce soit, s’est jeté depuis une fenêtre ?

Je ne me souvenais pas d’avoir vu de fenêtres, ni aucun balcon dans la ruelle. Et les bâtiments culminaient à au moins trois étages.

Claire ricana. Un rictus déforma sa bouche.

― Il rampait, comme Spiderman ! Il était accroché au mur et il m’a sauté dessus ! Oh, je sais, vous aller dire que j’ai tout inventé, mais moi, je connais la vérité !

― Ce… cet homme araignée, il vous a frappé ?

― Non. C’est ça le pire. Je ne pouvais plus bouger. J’étais tétanisée. Il se tenait devant moi, sans me toucher, mais je ne pouvais rien faire ! Et j’ai senti la chose entrer en moi.

― La chose ? Quelle chose ?

― J’en sais rien ! Je peux pas expliquer ! C’était comme un courant d’air froid. Ça me caressait la peau. Et puis ça s’est glissé en moi. Je ne pouvais presque plus respirer ! Je ne me souviens de rien d’autre, j’ai dû tomber dans les pommes.

― Claire, j’ai vu cette ruelle. Pourquoi l’avoir empruntée ? Il était plus sécurisant de faire le tour du quartier par la rue principale, bien éclairée, non ?

Claire me fixa intensément.

― Vous me prenez pour une folle, hein ? Vous allez dire que c’est de ma faute ? Je n’y pouvais rien. C’était comme si une voix dans ma tête me disais d’y aller, de passer par là…

Elle n’était pas démente. Je commençais à croire qu’elle avait été manipulée, comme sous hypnose.

― Je ne vous pense pas folle, Claire. Je crois que vous avez été confrontée à un être surnaturel. Comment était cette voix ?

― Sourde. Très grave. Envoûtante.

― Vous n’avez vraiment rien vu, aucun détail physique, ou vestimentaire ?

― Non ! C’était juste une forme noire, elle a surgi des ténèbres, comme ça !

Claire claqua ses doigts pour ponctuer sa remarque et ses mains se refermèrent sur mon bras. Elle serra fort, ses pupilles dilatées fouillant mon regard.

― Je sais qu’elle reviendra. Elle n’a pas fini. Elle me l’a dit ! L’ombre noire reviendra ! Oui, elle va revenir, pour moi !

Elle ne parlait plus, elle criait. J’eus le plus grand mal à récupérer mon bras. Comme mue par un ressort, la jeune femme sauta au bas de son lit. Elle tira sur son tee-shirt et l’encolure se déchira. J’aperçus brièvement le bas de sa gorge et sous sa poitrine. Deux petites taches sombres, rondes, parfaitement dessinées. Elle se précipita dans un coin de la chambre pour s’y réfugier, accroupie. Les bras autour des jambes, elle se mit à se balancer d’avant en arrière, le regard fou fixé sur le néant. Et d’une voix macabre, elle psalmodia :

― L’ombre noire va revenir… l’ombre noire va revenir…

Une infirmière déboula. Calmement mais avec fermeté, elle força la jeune femme à retourner au lit. Puis, armée d’une seringue, elle lui administra un calmant. Claire cessa son mouvement, mais son regard, bien que voilé, continua d’explorer un monde connu d’elle seule. Elle fut remise au lit.

― Il ne faut plus la fatiguer. Laissez-la maintenant, tonna la nurse.

J’acquiesçai d’un bref mouvement de tête.

― J’y vais. Juste une seconde.

L’infirmière ouvrit la porte et me gratifia d’un coup d’œil sévère avant de sortir. J’allais la suivre, mais avant, je voulais vérifier un truc.

Je me penchai au-dessus de la malade. Il y avait bien des traces sombres sur sa peau. La première, à la base de la gorge. La seconde, au niveau du plexus solaire. De la taille d’une pièce de dix centimes, elles n’avaient rien d’un grain de beauté. On aurait dit de l’encre de tatoueur, juste sous l’épiderme. Le dossier de Claire ne faisait mention d’aucun tatouage et ce n’était pas des motifs à proprement parler. Juste des taches. Étrange.

 

Sur la route du Centre, je m’arrêtai dans le quartier de Charles. Je ne l’avais pas revu depuis que je l’avais congédié brutalement après ses révélations. Il m’avait avoué avoir entendu une conversation de mon supérieur, conversation qui lui avait fait deviner que Hunter était toujours en vie. Le choc avait été tel que je l’avais fichu dehors. Il n’y était pour rien, certes, mais sur le coup, la colère, la stupeur et le sentiment de culpabilité m’avaient submergée et il représentait le bouc émissaire idéal. À cause des cachotteries de mon patron, je me retrouvais malgré moi dans un triangle amoureux. Enfin, un triangle qui n’avait que deux côtés pour l’instant puisque Hunter n’avait toujours pas refait surface. Je ne savais même pas s’il reviendrait un jour, mais j’avais décidé de rompre toute relation intime avec le Maître de la ville. Je connaissais les sentiments qu’il éprouvait à mon encontre. J’étais tombée dans ses bras par désespoir plus que par amour. Je sais, ce n’est pas joli-joli, mais c’est comme ça. On ne pouvait pas dire que Charles me laissait indifférente, mais jamais je n’éprouverai pour lui les sentiments que je ressentais pour Hunter. J’avais toujours été franche avec lui sur ce point. Cela ne m’avait pas empêché de me conduire avec lui comme la pire des salopes et je m’en voulais un peu. Et puis, j’avais besoin de lui pour me donner un coup de main, ou des informations. Intéressée, moi ?

Les employés me connaissaient et me laissèrent entrer sans problème. Je retrouvai Charles occupé dans son bureau. Il ne leva pas le nez à mon entrée.

― Que me vaut l’honneur de ta visite ?

Son ton détaché ne me détendit pas.

― Salut Charles. Je passais dans le coin, et heu…

― Et tu t’es dit « tiens, et si j’allais saluer mon vieil ami ? »

Il quitta sa tâche et planta son regard ambré dans le mien.

― J’imagine que si tu passes, c’est que tu as quelque chose à me demander ?

L’air ambiant vibrait de sa puissance et de sa colère contenue.

― Je savais que c’était une mauvaise idée… je n’aurais pas dû. Excuse-moi.

Je fis demi-tour pour ressortir, mais le temps d’un clignement d’œil il fut devant moi.

― Pas si vite. Je pensais que tu passerais pour t’excuser d’autre chose.

Je lui fis face sans détourner les yeux.

― Tu veux que je m’excuse pour mon comportement au-dessous de tout ? Bien. Je m’excuse. Voilà. C’est fait. Content ?

― Non, mais je vais m’en satisfaire. Pour l’instant.

― Ne joue pas à ça avec moi, Charles ! Je sais que je n’ai pas été cool, mais mets-toi à ma place une seconde !

Il se mit à rire. Sans joie.

― Me mettre à ta place ? Oh que non, merci bien ! Je sais que je t’ai servi de béquille, mais j’estime que tu aurais pu y mettre les formes.

― Je sais… Le choc a été rude. Je n’étais pas préparée à ça. Quant à mes sentiments, je ne t’ai jamais rien laissé espérer…

― C’est vrai, je te l’accorde. Mais sache que jamais personne ne m’a traité de la sorte. Jamais. Pas sans en payer le prix, en tout cas.

― Est-ce une menace ? grondai-je.

― Non. Une simple constatation. Maintenant que cela est dit, viens-en au but de ta visite qui n’avait rien de courtoise à la base.

D’un geste sec, il m’indiqua les sièges. Je me laissai tomber sur l’un d’eux et sortit mon Smartphone.

― Je sors de l’hôpital. J’ai été voir une fille qui s’est fait agressée. Elle n’a pas été violentée physiquement, mais elle est dans un état mental plus que moyen. Elle parle d’une ombre noire et des traces bizarres sont apparues sur sa peau. Regarde.

Je lui tendis l’écran du téléphone.

― À mon sens, et c’est aussi l’avis de la police, il y a quelque chose de surnaturel derrière cette agression.

Charles regarda mes clichés, une moue indéfinissable sur le visage.

― Elle n’a pas été mordue ?

― Non.

― Je ne vois pas ce que ces points représentent.

― Tu ne peux pas m’aider ?

― Pour l’instant, non. Il me faudrait en savoir plus.

― Je n’ai pas d’autres informations pour l’instant. D’après elle, son agresseur est descendu d’un mur, comme un insecte. Mais elle est confuse, je ne sais pas ce qui est vrai ou pas. Elle a été trouvée quasi inconsciente, sans blessures mais anémiée.

― Une victime de vampire se retrouve anémiée, mais tu dis qu’elle n’a pas été mordue…

― Non. Aucune trace. Avant de partir, j’ai interrogé un des médecins qui s’est occupé d’elle. Il m’a juré n’avoir remarqué aucune tache sur sa peau quand elle est arrivée. Ce serait donc apparu plus tard.

― Je vois. Laisse-moi un peu de temps pour me renseigner. Je te recontacte si j’ai du nouveau.

― OK. Merci Charles.

Je remballai mon téléphone et me levai. Avant de passer la porte, je me retournai. Il avait de nouveau le nez dans sa paperasse et ne faisait plus attention à moi.

― Au revoir. Et… désolée.

Je ne savais pas ce qui était préférable venant de lui. Une bonne grosse colère ou ce détachement froid ? Ouais, finalement, j’aurais presque aimé qu’il me saute à la gorge…

 

Il était déjà tard et je préférai rentrer. Je pouvais de toute façon effectuer des recherches sur Internet depuis chez moi, et je me voyais bien en peignoir et chaussons, une tasse de thé fumante à portée de main. Retourner au Centre maintenant ne m’apporterait rien de nouveau et je me sentais claquée. Je ne savais pas sur quel compte mettre cette fatigue. Certes, mon entrevue avec Charles restait amère, mais ma lassitude venait d’ailleurs. La succession d’évènements qui me tombaient dessus, en cascade, devait être responsable de cet état. Chacun a ses limites, après tout, moi comme les autres.

Je remontai le couloir qui menait à mon appartement lorsqu’une ombre tapie dans la cage d’escalier m’interpella.

― Bonsoir, Léa.

Ma respiration se bloqua et mon cœur loupa un battement.

 

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CHAPITRE TROIS

 

Mes mains moites trituraient le trousseau de clés qui tintait dans le corridor désert comme le glas de mon insouciance. Le cœur battant, la respiration courte, je sentis le sang quitter mon visage. J’attendais et redoutais ce moment depuis quelques jours. Maintenant que j’y étais, je me dandinais, ne sachant comment réagir.

― Bonsoir, Hunt… euh Gatien.

Et merde. Je me serais bien collé des baffes ! C’était comme ça que je l’accueillais, d’un simple « bonsoir » bafouillé ? Mais pouvais-je lui sauter au cou et le couvrir de baisers comme s’il était parti la veille ? Non. Lui en voulais-je pour m’avoir imposé la torture d’un deuil ? Oui.

Il se leva et sa haute silhouette quitta les ténèbres de la cage d’escalier pour s’imposer dans la lumière. Ses cheveux étaient plus courts que dans mon souvenir. Son teint, pâle, rayonnait sous l’applique et contrastait avec le tissu noir de son manteau. Il était toujours aussi canon. Son regard me caressa, il ne semblait pas aussi déboussolé que moi.

― Tu n’as pas changé, souffla-t-il.

― Ah ? Il ne s’est pas non plus passé des siècles… quoique j’ai parfois l’impression que si. Tu aurais pu envoyer une carte postale.

― Je t’ai fait livrer des fleurs. Je n’ai pas oublié les jours importants.

Des picotements colère fourmillaient sous ma peau. Il ne manquait pas d’air !

― Ne restons pas là. Je n’ai pas envie de faire une scène dans le couloir, rapport aux oreilles indiscrètes des voisins.

Je repris le chemin de mon appartement, sans bien savoir comment, et Hunter suivit le mouvement. À peine la porte refermée, je lui fis face et le giflai à toute volée. Il frémit à peine, se frotta le visage et me fixa de son regard bleu glacier. J’y retrouvai les petites paillettes émeraude qui dansaient.

― Je ne m’attendais pas à moins de ta part, ma belle. Ça va mieux ?

Mes genoux tremblotaient, en compote, et mes mains étaient moites comme dans un sauna. Le sentir là, tout près, provoquait en moi des réactions contradictoires. Je l’avais aimé plus que tout, puis je l’avais pleuré, désespérée. Et maintenant, il était à portée de main, je pouvais le toucher, le voir, le sentir… J’avais rêvé de cet instant, tant de fois, tout en sachant que c’était impossible. Mais le miracle se réalisait et je ne savais plus comment réagir. Son retour arrivait-il trop tard ?

― Il faut que j’aille aux toilettes, mentis-je.

Du temps. Il me fallait du temps. Pour me reprendre, retrouver mon équilibre, mon état normal. Une fois enfermée à double tour, je me laissai glisser face au lave-mains, genoux repliés, le front posé dessus. Merde ! Le revoir comme ça, à l’improviste, faisait ressurgir toutes les émotions que je planquais au plus profond de mon être depuis des mois. C’en était douloureux, physiquement aussi. Mon état spécial amplifiait les effets. Je devais retrouver le contrôle, et vite !

Je me passai de l’eau sur le visage et finis par sortir, je ne pouvais pas passer la nuit là-dedans. Il m’attendait, confortablement installé dans un fauteuil. Son fauteuil.

― Je vois que tu reprends tes marques.

Hunter sourit et jeta un regard circulaire sur le salon.

― Rien n’a changé ici…

― Si ! criai-je presque. Beaucoup de choses ont changé, justement ! Tu m’as laissé croire à ta mort, une mort horrible soit-dit en passant, j’ai dispersé moi-même tes cendres dans l’océan !

Hunter se leva et tenta un pas dans ma direction.

― Reste où tu es ! Il y a des choses que tu dois savoir.

― Pourquoi te mets-tu dans cet état, Léa ? Je comprends ta surprise et ton désarroi, mais je n’avais pas le choix. J’étais sous protection, loin, sous un nom d’emprunt. Cela faisait des semaines que je savais le cartel sur ma piste. Ce n’était pas ma propre sécurité qui m’importait le plus. Je ne voulais aucun dommage collatéral, alors Boissier m’a aidé. L’attaque de Kurt est tombée au moment propice, il fallait profiter de cet accident pour me faire disparaître. Je devais passer pour mort, aux yeux de tous, en attendant qu’on règle son compte à Torres et ses sbires. Il m’était interdit de contacter quiconque. T’envoyer des fleurs représentait déjà un danger. Pour toi comme pour moi. J’avais peur qu’ils s’en prennent à toi et…

― Ils l’ont fait ! Oh, ils ont eu une surprise, ces enfoirés ! Mais le problème n’est pas là. Je t’ai cru mort, perdu à jamais… et je…

Je me laissai tomber à mon tour dans un fauteuil. Comment lui annoncer ?

― Je ne suis pas restée seule. En fait, j’ai fréquenté quelqu’un.

Voilà, c’était fait. Ouf ! Dur, mais c’était sorti. Son regard interrogateur, sourcil relevé, m’enjoignait à continuer.

― Tu le connais… tu ne vas pas aimer…

Hunter secoua la tête et leva la main.

― Arrête de ramer. Je sais.

Je manquai de m’étrangler.

― Tu sais ?

― Oui. As-tu oublié mon boulot ? Me renseigner avant d’agir, enquêter… je suis un chasseur de primes, Léa, et les informations circulent. Je sais aussi que tu ne le vois plus même si je sens encore son odeur.

Son regard se fit plus perçant encore. Tel un laser, il me brûlait.

― Je le crois pas… tu m’as suivi ou quoi ? Tu es plutôt mal placé pour me faire une crise de jalousie. Pas après ce que tu m’as fait endurer.

― Pas besoin de te suivre. Tu vois, j’ai voulu te faire la surprise, en me cachant dans ta cage d’escalier. Te surprendre. Après tous ces mois d’absence, je voulais lire dans tes yeux l’étendue de tes sentiments envers moi.

Ouh là ! Ça se gâtait ! Son parfum me chatouillait les narines, la promiscuité devenait dangereuse. Il fallait le distraire. Couper court à son élan.

― Même si j’ai couché avec Charles ?

On peut dire que je sais y mettre les formes. Le tact incarné.

― Je t’ai dit que je savais.

― Et ça ne te dérange pas ?

Hunter haussa les épaules. Ah non, il n’allait pas choper ce tic, lui aussi !

― Tu étais libre de tout engagement. D’ailleurs, tu ne m’as jamais juré fidélité. Maintenant, dire que ton choix m’enchante serait mentir, mais tu es une grande fille.

― Touché. Maintenant, on fait quoi ? Tu débarques et on recommence tout à zéro, comme si rien ne s’était passé ?

Il me gratifia d’un sourire enjôleur et son regard s’attarda sur mes courbes.

― Si tel est ton désir…

―Oui. Non. Je ne sais pas ! Hunter, je ne sais plus où j’en suis. J’aimerais te sauter dans les bras, te dire que tout cela n’a aucune importance, mais… Je suis désolée, il va me falloir un peu de temps pour réfléchir. Je me suis conduite avec Charles comme une malpropre, et je n’en suis pas fière même si je n’éprouve pas pour lui les mêmes sentiments que pour toi. Il n’a pas l’air de trop m’en vouloir, mais avec lui on ne sait jamais. Et je ne peux pas recoller les morceaux comme ça, d’un claquement de doigt. Je ne m’en sens pas la force. Pas encore. Tu peux comprendre ça ? Je suis fatiguée, Gatien. Vraiment fatiguée…

Hunter se leva et hocha la tête.

― J’ai eu mal de vivre sans toi. Mais je crois que, pour l’instant, je ne peux pas non plus vivre avec toi. Ou revivre. Bref, il me faut du temps. J’ai besoin d’un break dont la durée m’échappe. J’espère que tu peux comprendre ça.

Il fit craquer ses cervicales et s’étira.

― De toute façon, mon boulot va me faire bouger. Le jour où te sentiras mieux, je reviendrai. Je sais attendre.

Il prit mon menton entre son pouce et son index et m’obligea à lever les yeux.

― Je suis patient. Je sais que je t’ai fait du mal. Prends ton temps. Et si nous ne devons plus être que des amis à l’avenir, eh bien j’en prendrai mon parti.

Devais-je le croire, ou bien jouait-il le détachement ? Il déposa un léger baiser sur mon front. La douceur de ses lèvres, la chaleur de son souffle réveillèrent en moi des sensations enfouies. Je frissonnai.

― Prends soin de toi, Léa. Tu n’es pas invulnérable. Malgré tout, je ne serai jamais loin. Si tu as besoin de moi, je répondrai présent.

Son manteau claqua dans l’air lorsqu’il pivota. En un éclair, il avait disparu.

Et merde.

 

La douche m’avait requinquée. Dire que j’étais au top de ma forme serait mentir. Physiquement et moralement, ça ne restait pas génial. Comme prévu, je me préparai un bon thé et m’installai devant l’ordinateur. Je devais trouver des indices sur ce qui était arrivé à cette fille, mais je ne savais même pas par quoi commencer ! Le curseur clignotait dans l’espace réservé aux recherches par mots-clés.

Je démarrai avec « anémie ». Je n’appris pas grand-chose que je ne savais déjà : perte de poids, asthénie, fatigue musculaire, pâleur… Un vrai portrait de ma victime. Concernant les causes, je trouvai toute une liste de maux que les médecins n’avaient pas diagnostiqué chez Claire. Chou blanc.

Je cherchai ensuite les causes d’apparition de taches noires sur la peau. Là aussi, je ne trouvai que des réponses en rapport avec des cancers. Rien à voir avec le cas qui me préoccupait, au vue de la vitesse d’apparition de ces traces. Aucun sujet ne traitait de patients avec des marques apparaissant en quelques heures… Re-chou blanc.

Je tapai ensuite « ombre noire » et regrettai aussitôt mon geste. Je tombai alors sur du grand n’importe quoi ! Tous les sites abordant le paranormal, les fantômes et autres revenants sautèrent sur l’écran. Rien d’autre que des ramassis d’inepties. J’ouvris toutefois le fil de discussion d’un forum. Une femme disait avoir aperçu une ombre noire dans sa chambre. Elle se sentait, juste avant, très fatiguée, et souffrait de maux de tête. Une personne lui répondait que des entités « mauvaises » pouvaient sentir une faiblesse passagère, un état dépressif et venir se « nourrir » de l’énergie de la personne. Venaient ensuite des conseils pour s’en débarrasser : mettre du sel sur les bords de fenêtre, brûler de l’encens, interpeller la chose pour lui demander de déguerpir…

Je baillai et éteignis mon ordinateur. Notre société moderne et technologique n’avait pas réussi à mettre fin aux croyances moyenâgeuses… Je connaissais l’existence des créatures, mais les fantômes… Fallait pas pousser !

Je notai néanmoins dans un coin de ma tête de demander à Claire si elle se sentait déprimée avant l’attaque.

Après un dîner léger et une pause télé rapide, écourtée face à la nullité des programmes, je me mis au lit pas trop tard. Contre toute attente, je m’endormis vite.

 

Je me réveillai tard, ce qui n’était pas dans mes habitudes. Après avoir avalé un café, je décidai de passer par l’hôpital avant de me rendre au Centre. Je voulais éclaircir deux-trois points auprès de Claire Marx. Je zappai l’accueil puisque je savais où se trouvait sa chambre. Je fus surprise de la trouver vide et le lit fait. Aucune trace de la patiente, aucun effet personnel. J’attrapai au vol une infirmière qui passait dans le couloir, poussant un charriot surchargé de matériel.

― Claire Marx ? Elle est sortie hier soir.

― Sortie ? Comment ça, sortie ?

― Oui. Elle se sentait mieux, et comme il n’y avait aucun motif pour la retenir… vous savez, avec les restrictions budgétaires, on ne garde plus les gens sans raison valable, ni contre leur volonté…

L’adresse de la jeune femme était mentionnée dans son dossier. Elle vivait dans un appartement du centre-ville. Je décidai donc de m’y rendre. Tout en manœuvrant ma vieille Honda dans le trafic, je maudissais intérieurement le système hospitalier. Certes, la jeune femme ne souffrait de rien, physiquement, mais je trouvais léger de la laisser repartir avec un état mental que je jugeais plutôt instable. D’un autre côté, je n’étais pas psy. OK, ils ne pouvaient pas l’interner de force, mais ils auraient toutefois pu la garder sous surveillance encore quelque temps. Il ne manquerait plus qu’elle se jette sous un bus…

Je me garai devant un petit immeuble de construction récente, propre, entouré d’un petit espace vert bien entretenu. La résidence était constituée de quatre bâtiments de cinq étages formant un carré. Au centre, une aire de jeux avec balançoires, toboggan et parcours de cordes, le tout en couleurs criardes et ceint d’un petit grillage pour éviter toute tentative d’évasion de la part des bambins.

L’heure du déjeuner approchait et personne n’y jouait. Le calme régnait, entrecoupé du roucoulement de quelques pigeons.

Je trouvai le bâtiment numéro trois, celui où habitait Claire, et fit défiler les noms sur l’interphone. Quand Marx s’afficha, je sonnai.

Je dus réitérer l’opération deux fois. La jeune femme avait dû s’absenter et j’allais tourner les talons lorsqu’une voix éteinte crachota.

― Oui ?

― Claire Marx ? Je suis Léa Bacal, on s’est vues à l’hôpital. Je peux monter ?

― Je vous ouvre.

Suivit le ronronnement de la serrure. Je n’avais pas eu à insister, un bon point pour elle.

Claire logeai au second étage et je snobai l’ascenseur, lui préférant les quelques marches qui montaient en spirale dans une cage d’escalier grise mais bien entretenue.

Je vis qu’elle m’attendait devant sa porte, lovée dans un peignoir trop grand et le visage chiffonné.

― Bonjour, vous vous rappelez de moi ? lançai-je, en guise de préambule.

Elle acquiesça d’un mouvement las et me fit signe d’entrer. Je me retrouvai dans un petit appartement garni de meubles bon marché mais décoré avec beaucoup de goût. Elle ne roulait pas sur l’or mais savait arranger les choses. Par contre, je fus surprise de trouver le plafonnier allumé et tous les volets clos malgré l’heure avancée.

À sa demande, je pris place dans un canapé.

― J’ai été étonnée de ne pas vous trouver à l’hôpital. Je les trouve gonflés de vous faire sortir si tôt.

Claire sourit faiblement.

― J’ai insisté. Je préfère être ici.

Elle était calme, presque amorphe. L’agitation qui s’était emparée d’elle lors de notre première rencontre n’était plus qu’un lointain souvenir. Envolée.

― Et… ça va ? Vous paraissez fatiguée.

― Oui, je… je dormais.

― Oh, désolée. Je ne voulais pas vous réveiller.

― Non, non, c’est bien. Sans votre visite, je serais restée au lit tout la journée, et… il ne faut pas. Je dois me secouer.

Elle se dirigea vers la fenêtre et fit remonter le volet roulant de moitié.

― J’ai du mal avec la lumière du dehors… ça m’agresse les yeux.

Elle semblait encore plus pâle et plus maigre qu’à l’hôpital. Son peignoir trop grand n’aidait pas. Ses cheveux blonds étaient retenus par un foulard qui lui ceignait le front. Des cernes bleutés soulignaient son regard comme si la peau reflétait la couleur de ses yeux myosotis.

― Vous vouliez me poser d’autres questions ?

― Oui. Avant votre… agression, étiez-vous déprimée, ou souffrante ?

Elle pouffa, sans joie.

― Déprimée, un bien grand mot. Disons que ça n’allait pas fort.

― Est-il indiscret de vous demander pourquoi ?

― Non… les hommes, vous savez…

Oh oui, je savais ! Elle poursuivit :

― J’ai rompu avec mon petit ami il y a environ un mois. Je l’ai aperçu en ville… avec une autre fille.

― C’est moche.

― Ouais. On se fréquentait depuis presqu’un an, on faisait des projets d’avenir… En plus, il a nié en bloc, le soir ! Même pas capable de reconnaître ses erreurs. J’avoue avoir du mal à m’en remettre.

Je n’allais pas lui sortir une platitude du genre « un de perdu, dix de retrouvés » mais elle était jeune, jolie, sympathique… Elle devrait juste réapprendre à accorder sa confiance, et ça pouvait prendre du temps.

― Vous n’avez pas revu cette… ombre, depuis votre retour.

― Non. J’ai juste un peu cauchemardé cette nuit. Je prends un médicament avant de dormir, pour calmer mes angoisses, mais ça reste agité. Par contre…

― Oui ?

― Je me suis souvenue… en fait, je crois que j’avais déjà rêvé la scène.

― C’est-à-dire ?

― Pas la ruelle, ni tout ça, mais… l’ombre, je l’ai déjà vue, dans mon sommeil. Ici, dans ma chambre. J’ai la sensation d’avoir été… visitée. C’est idiot, excusez-moi.

― Non, ce n’est pas idiot, Claire.

Les déclarations de la femme, sur Internet, collaient en tous points. Claire leva les yeux et me fixa. Elle ouvrit la bouche, la referma, puis se lança.

― Il y a autre chose, aussi…

La jeune femme soupira. Puis, avec des gestes lents, elle déroula le foulard qui retenait sa chevelure. Je retins un hoquet de surprise lorsque son front fut dénudé. Devant ma mine perplexe, elle commenta :

― C’est apparu hier soir, peu après mon retour. Les autres n’ont pas bougé.

Je fixai la trace sombre qui ornait son front, comme un troisième œil. Même teinte et même taille que les autres. Je devais la rassurer.

― Je ne sais pas ce que c’est, mais cela n’a rien à voir avec un mélanome. Vous devriez prendre rendez-vous chez un dermatologue, pour avoir un avis.

― Oui, je le ferai. Quand je me sentirai mieux.

― Vous avez de la famille, des amis, qui peuvent venir vous voir ? Ou peut-être pouvez-vous aller chez l’un d’eux ? Rien qu’un peu de compagnie peut faire des miracles…

Elle sourit.

― J’ai des copines sympas. Je préfère rester chez moi, mais elles passeront me voir. N’ayez crainte, je ne compte pas faire une bêtise.

Elle avait lu dans mes pensées ! Au moins, j’étais rassurée.

― Si je peux faire quoi que ce soit… n’hésitez pas à m’appeler, quelle que soit l’heure. Ça marche ?

Elle acquiesça d’un bref signe de tête.

― Cette… chose, que j’ai vu… vous savez ce que c’est ?

Je ne pouvais pas lui mentir.

― Pas encore, mais j’y travaille. Où que soit ce type, je lui mettrai la main de dessus. Comptez sur moi. Je vous promets de tout faire pour l’arrêter, et il ne s’en prendra plus à vous.

Je me levai, aucune autre question ne me trottait en tête. Claire m’accompagna jusqu’à la porte.

― Merci. C’est gentil d’être passée… et de vous soucier de mon cas.

― C’est mon boulot, et c’est normal. J’espère vous revoir bientôt, avec de bonnes nouvelles. En attendant, faites attention à vous. Évitez de rester seule. D’accord ?

― D’accord.

La porte se referma sur elle et je redescendis. Je n’avais plus qu’à aller au Centre poursuivre mes recherches. Mais dans quelle direction ?

 

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