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LA MARQUE (Agent spécial Léa Bacal, tome 1)

 

 

CHAPITRE PREMIER

 

« Le passé ne peut pas être guéri. »

La reine Elisabeth I.

 

― Salut maman. C’est pas vrai ! Vous vous êtes tous passés le mot pour laisser vos portables éteints, c’est le quatrième message que je laisse ! J’espère que vous ne m’avez pas oubliée. Mon train arrive à 18h30. Je compte sur vous pour venir me chercher. À plus tard ! Bisous.

 

Je refermai le clapet de mon téléphone d’un coup sec. Si personne ne venait, je serais bonne pour prendre le bus. Un taxi ? Trop cher pour ma bourse d’étudiante. J’observai le reste de la voiture. De l’autre côté de l’allée, un voyageur venait de me jeter un regard sombre par-dessus ses lunettes de soleil. Je n’avais pourtant pas parlé si fort ! Et quel teint blafard… Je frissonnai et détournai les yeux.

J’avais quitté le campus tôt ce matin. Un premier voyage en TGV jusqu’à Paris, une arrivée très en retard, puis un changement au pas de course dans le métro avant d’attraper de justesse mon second train à Montparnasse. Les vacances de Noël me permettaient enfin de retrouver la maison. Je n’avais pas vu ma famille depuis quatre mois. J’étudiais à plus de sept cents kilomètres, du coup il m’était impossible de rentrer souvent, pas même une fois par mois. Nous communiquions par téléphone et par e-mails, bien entendu, mais ce n’était pas pareil. J’enviais parfois les étudiants aisés ou ceux dont la fac se trouvait à proximité de leur domicile. Eux pouvaient se permettre des retrouvailles plus fréquentes.

Quelles nouvelles conneries mon bouffon de frère avait-il encore bien pu faire ? J’allais bientôt le savoir… Papa avait fini de retaper ma chambre, j’étais impatiente de voir le résultat. Et ma mère me manquait. Aucun conflit de générations n’avait jamais réussi à nous éloigner l’une de l’autre. Une maman copine.

 

Je pris mon sac à main et me dirigeai vers les toilettes. Le voyant « occupé » venait enfin de s’éteindre. Certains y passaient des heures ! Qu’est-ce qu’ils pouvaient bien foutre dans une boîte d’un mètre carré empestant l’urine et le désinfectant bas de gamme ?

La vessie soulagée, je me lavai les mains et entrepris de me redonner bonne mine. Un petit coup de poudre sur le visage, un peu de gloss sur les lèvres, un brossage de mes longs cheveux bruns indisciplinés, et hop, prête ! Je voulais être jolie pour débarquer. Et que personne ne remarque mes cernes. Je connaissais assez bien mes parents pour savoir que ça les inquiéterait.

Je regagnai ma place au milieu du compartiment bondé. Normal, ça sentait les vacances. Les gamins chahutaient, les parents râlaient, les sons assourdis des baladeurs ronronnaient, un bébé exprimait bruyamment son mécontentement à deux rangées de la mienne. Bref, un vrai petit coin de paradis !

Le paysage défilait au-delà de la vitre poussiéreuse. Un décor plus urbain se substitua à la campagne. Les prés et les bois furent remplacés par des zones industrielles grises et tristes aux murs tagués. Ma destination se rapprochait. Bientôt la voix du contrôleur, froide et métallique, crachota dans les haut-parleurs :

« Mesdames et messieurs, nous arrivons en gare d’Auroville. Terminus, tous les passagers sont invités à descendre. Assurez-vous que vous n'avez rien oublié dans le train. »

 

Auroville. Ploucville, oui ! Oh, je ne la considérais pas ainsi à cause d’une taille réduite, non. Avec environ deux-cent mille habitants, c’était même une ville assez importante. Mais je n’imaginais pas un seul instant mon avenir dans ce patelin. Quel avenir d’ailleurs ? Le chômage culminait, les jeunes s’y emmerdaient… comme un peu partout en fait. Ma famille me manquait, certes, mais pas au point de vouloir, plus tard, m’enterrer ici.

J’enfilai mon manteau sans oublier de récupérer mon écharpe puis attendis que le troupeau humain s’éclaircisse dans l’allée centrale pour me lever et récupérer mon bagage. C’était toujours la même chose, en train ou en avion. Les gens se levaient avant même l’arrêt complet. Ils espéraient quoi ? Descendre en marche ? Ce qu’ils pouvaient être pressés…

Dehors, ma respiration forma instantanément des petits nuages devant ma bouche. Ça caillait sec ! J’enfilai mes gants, agrippai la poignée de ma valise et remontai le quai en direction de la sortie. Je jetai des regards en tous sens pour apercevoir mon père ou ma mère. Personne. Peut-être m’attendaient-ils à l’extérieur de la gare ?

Je dus me rendre à l’évidence : on m’avait bel et bien oubliée. À moins qu’ils n’aient perdu la notion du temps, occupés avec les courses de Noël.

Une fois les voyageurs éparpillés vers leur destination, il n’y avait plus que moi sur le parvis de la gare. Ah non, rectification : le voyageur à lunettes de soleil (hyper utile le soir en hiver) se rapprochait de moi.

― Je peux vous déposer quelque part, Mademoiselle ?

Une voix mélodieuse, un teint qui manquait de carotène, une allure et une aisance surnaturelle… je n’avais plus aucun doute quant à sa nature. C’en était bien un.

― Non merci. On vient me chercher.

― Dans ce cas… Bonne soirée.

Il semblait déçu, le pauvre. Il s’éloigna avec fluidité. Ben tiens ! J’avais l’air d’une cruche ou quoi ? S’il pensait que j’allais monter dans sa caisse pour que je lui serve de casse-croûte avant qu’il me dépose… Certaines personnes ne doutaient de rien !

Depuis que leur espèce avait fait son coming-out, ils étaient considérés comme des citoyens à part entière. Ils jouissaient des mêmes droits que le commun des mortels et devaient s’acquitter des mêmes devoirs. Je dois reconnaître que ça fonctionnait assez bien. De temps à autre, des renégats commettaient des crimes. Dans ces cas-là, pas de pitié. Extermination. En raison de leur nature, impossible de leur donner une seconde chance. Mais pour moi, ça restait des sangsues. Je n’en connaissais aucun personnellement, et je n’avais pas envie d’en fréquenter. Peur ou manque d’ouverture d’esprit ? Je n’en savais rien, peut-être juste l’instinct de survie.

Un bus arriva au bout de dix minutes. Assez pour que je ne sente plus l’extrémité de mes orteils malgré mes bottes fourrées. Je m’installai à bord et attendis le départ. J’essayai une énième fois de contacter ma mère, mon père ou mon frère, mais je fis chou blanc encore et encore. Déjà énervée et fatiguée, je n’avais pas besoin de ça. Chouettes, les retrouvailles !

 

Le bus me déposa en bas de la rue. Je devais prendre la première à droite et remonter la colline sur quatre cents mètres avant d’être enfin au chaud.

Ma valise à roulettes traînait derrière moi, cahotant avec fracas sur le bitume. Les réverbères jetaient leur halo blanc et glacé à intervalles réguliers. Ils n’étaient pas assez puissants pour repousser les ténèbres et la brume tombante engloutissait le peu de clarté qui réussissait à se frayer un chemin jusqu’au sol. On aurait dit que chaque poteau abritait un spectre enroulé autour de lui.

La rue bifurqua légèrement sur la gauche. J’y étais presque.

Je stoppai, parcourue de frissons. Qu’est-ce qu’il faisait froid ce soir ! Machinalement, je resserrai le col de mon manteau. La maison m’apparaissait nimbée par le halo fantomatique des lampadaires. Mais elle restait sombre. Aucune lueur ne filtrait par les fenêtres. Et si nous nous étions croisés ? Ça serait le pompon !

J’avais ma clé, donc je pouvais entrer, ça n’était pas le problème. Toutefois j’avais espéré un chaleureux comité d’accueil. Loupé.

Je repris ma marche, poussai le portillon et m’engageai dans l’allée du jardin. Tout était calme. Seul le carillon métallique accroché dans l’arbuste près de la porte d’entrée tintait, brisant le silence de la nuit. Les notes cristallines résonnaient dans l’obscurité, donnant presque vie aux ombres qui se tapissaient dans les végétaux. Limite angoissant.

Je sifflai, plus pour me donner du courage que pour appeler mon vieux compagnon. Bizarre, Skooter ne déboulait pas en aboyant pour me sauter dessus avec ses pattes sales. Il se faisait vieux, son ouïe défaillante lui avait fait rater mon arrivée. Ce labrador noir était le cadeau de mon sixième anniversaire. Il allait allègrement sur ses quatorze ans, un véritable vieillard en âge chien.

Le tintement du carillon résonnait dans ma tête, il me faisait l’impression de s’être immiscé sous mon crâne. Alors que j’insérais la clé dans la serrure, une boule d’angoisse me serra l’estomac. Quelque chose clochait. Et ce « cling-cling » qui ne cessait pas !

J’entrai et allumai la lampe du couloir. Le vif éclat doré inonda le hall et l’escalier qui grimpait à l’étage sur ma droite. Alors que je refermais, j’appelai.

― Hé ho ! Il y a quelqu’un ?

Pas de réponse.

Une odeur cuivrée me monta aux narines tandis que j’avançai vers le salon. Je commis l’erreur de presser l’interrupteur. Je hurlai.

 

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CHAPITRE DEUX

 

Par la fenêtre de la cuisine, j’apercevais les lumières rouges et bleues qui illuminaient le quartier. Elles rebondissaient sur les façades, dessinant des silhouettes fantomatiques colorées comme un kaléidoscope délirant. La rue était pleine de monde malgré l’heure plus que tardive. Des voyeurs jouaient des coudes pour apercevoir je-ne-sais-quoi, bloqués par un cordon de police. Les gens… toujours prêts à tremper leur sucre dans la première mare de sang qu’ils croisent…

 

Je regardais tout cela sans voir et grelottais, assise sur une chaise en formica, enveloppée dans une couverture de survie. Pas à cause du froid. Ce tremblement incoercible me secouait depuis le moment où j’avais mis les pieds dans le salon quelques heures plus tôt. Dans cette cuisine où plus aucun petit plat ne mijoterait, je me tenais voutée, amorphe, apathique. Morte. Toute cette agitation ambiante me paraissait tellement lointaine, comme si elle appartenait à une dimension parallèle qui ne me concernait pas. Les personnes autour de moi bougeaient au ralenti, les sons me parvenaient étouffés, assourdis. Mon cerveau s’était déconnecté. Le corps humain est bien fait, il sait s’auto-protéger.

Un flic s’approcha et me tendit une tasse de café.

― Tenez, Mademoiselle Bacal, ça vous fera du bien.

Du bien. Il en avait de bonnes…

Dès que j’avais allumé le lustre du salon, j’étais tombée sur mon frère. Allongé sur le tapis imbibé de sang, les yeux grands ouverts, il fixait le plafond, la gorge béante. Plus loin, près de la cheminée, la position de mon père n’était pas naturelle : à genoux près de l’âtre, la main tendue vers un tisonnier, on aurait dit qu’il cherchait à raviver le feu. Pour l’éternité. Avait-il tenté de se défendre ? Ils avaient tous deux une trace bizarre sur le front. Quant à ma mère, elle gisait la robe relevée par-dessus la tête, à plat ventre près de la porte-fenêtre qui donnait sur le jardin, dans une position immonde. Tous morts. Le sapin décoré trônait à sa place dévolue, la guirlande clignotante se reflétait dans les flaques de sang. Tellement déplacé, surréaliste, au sein de ce décor macabre.

J’avais hurlé avant de me laisser tomber au sol, prostrée. Combien de temps ? Aucune idée. Je ne sais même pas comment je me suis traînée jusqu’au téléphone. Trou de mémoire. Toujours est-il que les flics m’ont découverte le sans-fil à la main, affalée près du meuble de l’entrée, dans un état second. C’est ce qu’ils ont dit en tout cas.

Un des ambulanciers s’approcha de nouveau. Je secouai la tête une fois de plus… Je refusais d’aller à l’hôpital pour me faire examiner. Pas tout de suite. On m’avait refilé un calmant et je flottais dans le coton depuis quelques minutes. Des experts en combinaison blanche ratissaient la maison. Les corps, après les photographies d’usage et les premières constatations du légiste, avaient été emballés dans des sacs mortuaires. Je n’arrivais pas encore à réaliser. Qui avait fait ça ? Et pourquoi ?

 

Un type à la mâchoire aussi carrée que ses épaules s’avança vers moi. Avec ses cheveux ras et son regard gris acier, il avait tout d’un militaire. Il sortit un badge qu’il me tendit.

― Commandant Boissier, du GIAR. Nous reprenons l’affaire.

Je le regardai sans comprendre. C’était quoi, cet acronyme ? Il dut lire dans mes pensées.

― Je dirige la branche locale du Groupe d’Intervention Anti-Renégats. Votre famille, Mademoiselle Bacal, n’a pas été tuée par un être humain.

Il ne manquait plus que ça.

― Et par… quoi, alors ? bafouillai-je, la voix rendue pâteuse par le calmant.

― Nous ne sommes sûrs de rien, mais très certainement par un vampire.

Qu’est-ce que ça changeait ? Le résultat était le même. J’étais seule.

Un flic traversa la cuisine et indiqua à un de ses collègues que le cadavre dépecé d’un chien noir avait été trouvé au fond du jardin. Skooter… La goutte d’eau qui fit déborder le vase. J’éclatai en sanglots et on finit par me faire monter à bord d’une ambulance, direction l’hôpital.

 

Le lendemain, le Commandant Boissier vint à mon chevet. Pas par courtoisie, cela va sans dire. Il me fit savoir que la police était mise sur la touche au profit de son organisation.

Assis dans le fauteuil en skaï de ma chambre, il me fixa longuement sans un mot.

― Je sais que vous êtes étudiante, Mademoiselle Bacal.

― Oui. Appelez-moi Léa… et arrêtez de me donner du « mademoiselle » à tout bout de champ. J’ai l’impression d’être… une vieille fille.

Il se força à sourire.

― Vous avez du caractère. C’est bien. Ça vous servira pour vous en sortir. (Il fit une pause, se grattant le menton). Savez-vous où aller ?

― Non. Je n’ai que ma chambre sur le campus. Hors de question que je rentre à… la maison.

― Je comprends. Savez-vous ce que votre père faisait, comme métier ?

Je le regardai, interloquée.

― Que voulez-vous dire ? Bien-sûr que je le sais ! Il est… il était fonctionnaire, dans l’Education. Il s’occupait… de la formation professionnelle, mais je ne connais pas en détail le programme, il ne parlait jamais boulot… à la maison.

Le Commandant Boissier se racla la gorge et me fixa de son regard métallique.

― Pas exactement. En fait, votre père travaillait pour nous. C’était un de nos agents.

― Qu… Quoi ?

Je manquai de m’étrangler ; il ne me laissa pas continuer.

― Votre père enquêtait sur un psychopathe de la pire espèce. Un tueur en série, un maniaque. Nous ignorons malheureusement tout de lui, sauf qu’il n’est pas humain. Et il signe ses méfaits en marquant le front de ses victimes. Un cercle avec un point au centre qui symbolise une cible.

Je ne l’écoutais plus. La marque. Je l’avais vue. Sur mon père et mon frère. Ma mère devait sûrement en avoir une, elle aussi. Je réalisai qu’il parlait toujours et me refocalisai sur le ronronnement de sa voix.

― …et vous avez eu de la chance. Vous seriez rentrée plus tôt…

― De la chance ? J’ai de la chance ? éructai-je. Tirez-vous de là ! Je ne veux plus vous voir !

Je m’étais à demi redressée, furieuse. Mes cris alertèrent le personnel et une infirmière déboula juste avant que je ne saute à la gorge de ce connard.

― Ma famille est morte… à cause de vous, espèce de…

Je ne pus finir. Le Commandant me maintint d’une poigne de fer tandis que la femme m’enfonçait une aiguille dans le bras. Quelques secondes s’écoulèrent et l’obscurité m’engloutit.

 

Il pleuvait. Pourquoi pleut-il toujours aux enterrements ? Bonne question. Le ciel mettait sans doute un point d’honneur à s’associer aux familles en deuil. Gentil de sa part.

Ce fut une ambulance qui m’amena au cimetière. Les toubibs me surveillaient de près, ils s’inquiétaient de mon état. Tu m’étonnes ! Découvrir sa famille sauvagement massacrée par un monstre, rien de tel pour faire basculer n’importe qui, même avec des nerfs solides. Et les miens ne l’étaient pas tant que ça d’après les comptes rendus des médecins.

Le Commandant était là, avec trois collègues. En comptant les infirmiers, nous n’étions pas nombreux. Mes grands-parents, des deux côtés, étaient morts depuis longtemps (heureusement, ils n’auraient jamais supporté ça) et mes parents étaient enfants uniques. J’avais de toute façon demandé que les funérailles se fassent dans la plus stricte intimité. Voir débouler des potes de lycée de mon frère ou les collègues cancanières de ma mère m’aurait insupporté. Du coup, ça ne se bousculait pas au portillon. Peu m’importait en définitive.

Un type se tenait en retrait, à une centaine de mètres. Je le remarquai malgré mon état second à cause de sa stature impressionnante et aussi, peut-être, parce qu’il semblait vouloir rester à couvert sous les sapins, comme désireux de ne pas se faire remarquer. Mais j’étais trop abrutie pour m’attarder sur ce détail, après tout, on pouvait se balader dans un cimetière, rien ne l’interdisait. Je me reconcentrai du mieux que je pus sur le déroulement de l’enterrement.

Les cercueils furent descendus dans la fosse et j’y jetai une rose rouge. Les préférées de maman.

Je tenais grâce aux médicaments. Sans eux, je me serais effondrée dans la gadoue. La pluie tombait sur mes épaules, traversait mon manteau, mais je n’en avais cure. Plus rien ne comptait. La terre pouvait bien s’ouvrir et m’engloutir.

L’inhumation terminée, chacun vint me présenter ses condoléances. Je n’écoutais même pas, l’esprit loin. Ailleurs. La voix du Commandant Boissier me ramena à la réalité. Il me tendit une carte que j’empochai sans un regard.

― Que comptez-vous faire, maintenant ?

Je n’en avais pas la moindre idée. Reprendre le cours de mes études, refaire ma vie… le cadet de mes soucis. Sans compter la tonne de paperasserie qui m’attendait. Je secouai la tête pour toute réponse et il partit.

Mon année universitaire n’était pas la seule chose en péril. Mon monde venait de s’écrouler, ma vie n’existait plus. Je n’avais plus rien. Je n’étais plus rien.

Les deux infirmiers me soutinrent jusqu’à l’ambulance. La portière se referma et, au travers de la vitre ruisselante, je regardai la dernière demeure des miens s’éloigner tandis qu’un petit tractopelle rebouchait déjà la cavité. Image déformée, étirée, grotesque par l’effet de loupe des gouttes. Aussi pathétique que ma propre image.

 

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CHAPITRE TROIS

 

Je déteste Noël. Pour bien des raisons. La principale étant, bien entendu, que ma famille a été massacrée à cette période.

Les haut-parleurs qui animaient les rues avaient accompagné mon trajet de leurs mélodies sirupeuses et débiles. Entre « Mon beau sapin », « Petit papa Noël » et « Vive le vent », j’avais eu droit à la totale. J’espérais qu’aucun faux Père Noël n’aurait l’idée de me proposer des bonbons à mon retour, je risquerais de perdre mon sang-froid et de l’abattre.

Maintenant à l’écart du tumulte, agenouillée contre le granit froid et poli, je regardais la stèle. Les noms, gravés et recouverts de dorures, se démarquaient de la pierre grise. Catherine et Richard Bacal. Damien Bacal. Trois noms. Trois dates de naissance différentes. Trois dates de décès identiques. Six ans déjà… Mon frère aurait eu vingt-et-un ans le mois dernier. Je connaissais les détails de leur mort, dont certains que j’aurais préféré ignorer, comme le viol de ma mère.

L’enquête n’avait pas abouti. Serait-elle résolue un jour ? Le monstre courait toujours, quelque part. Il n’était pas resté dans le coin après son acte. En ce qui me concernait, le dossier ne serait jamais refermé. Jamais.

 

Le travail de deuil se compose, paraît-il, de cinq phases. À la suite de la tragédie, j’avais fait l’impasse sur la première, le déni. L’évidence était trop criante pour que je la conteste, même inconsciemment.

La colère m’avait saisie ensuite. Ma crise envers Boissier n’était que le début. J’avais pas mal démoli ma chambre d’hôpital et les calmants s’étaient succédés en même temps que les périodes d’hospitalisation.

La phase de marchandage avait duré quelques semaines : j’avais pleuré des nuits entières, demandant pardon pour tout ce que j’avais pu faire de mal, pour demander leur retour… en vain. Pathétique.

J’avais passé en tout quatre mois à l’hôpital. Dépression avec tendances suicidaires. Autrement dit, la phase quatre. Je gardais quelques cicatrices sur les poignets, témoins de mes accès de violence durant cette période, une violence tournée vers moi-même, la fameuse culpabilité du survivant.

Enfin, j’avais fini par accepter l’inacceptable. La conséquence avait été la reprise de mes études l’année suivante. Mais adieu l’Histoire de l’Art. J’avais changé de filière pour suivre quatre années d’études comportementales et de physiologie des créatures surnaturelles. Connais ton ennemi pour mieux le combattre.

En théorie, je savais tout des vampires, goules, lycanthropes et autres créatures des ténèbres. En théorie… Habitudes, habitats, régimes alimentaires, points forts et faibles, sur le papier cela semblait si simple. Mais je n’avais qu’une envie : passer à la pratique.

La petite Léa était morte en même temps que sa famille. De timide, réservée et trop sérieuse, j’étais devenue dure, froide, intransigeante et agressive… une machine. Je n’étais plus la même, doux euphémisme. Ainsi, au bout de ce cursus de quatre ans, je m’étais sentie prête à affronter les monstres. Par chance, je pratiquais le taekwondo depuis une quinzaine d’années et le kendo m’avait procuré une bonne aisance avec le sabre. Je n’avais rien d’un samouraï moderne, rien d’une héroïne de comics non plus. Non, moi tout ce que je voulais, c’était découper du vampire façon carpaccio. Mais je ne pouvais pas taper dans le tas, la loi me l’interdisait. Comme je ne voulais pas finir en taule, j’avais ressorti cette vieille carte. Je me demandais encore pourquoi je l’avais conservée.

C’est ainsi que je contactai le Commandant Boissier. Éric de son prénom. Et c’est ainsi que depuis maintenant deux ans, après une solide formation, j’exerçais comme agent du GIAR.

Je me relevai et déposai au centre de la dalle un bouquet de roses rouges. Un dernier regard et je tournai les talons. J’avais un rendez-vous. Enfin, pas vraiment. Disons que j’étais la seule à être au courant, l’autre personne aurait la surprise.

 

Quelques mois plus tôt, j’avais décidé de bosser officieusement sur le meurtre de ma famille. Ce dossier ne pouvait rester clos, pas pour moi en tout cas. Alors, entre deux missions, je prenais sur mon temps libre et tentais de remonter la piste du maniaque responsable du carnage. Le Commandant devait sans doute être au courant de mon « passe-temps », mais il fermait les yeux. Il devait sentir que j’en avais besoin. Un besoin vital…

La nuit allait tomber. Au volant de ma Honda rouge vif, je me rendis dans le quartier chaud. Eh oui, il y a un quartier malfamé à Ploucville. Comme quoi… L’endroit idéal pour résider quand on est le Maître de la ville. D’autres agents l’avaient interrogé avant moi, sans rien obtenir. Mais si une personne savait quelque chose, ça devait être lui. Tout nouveau vampire débarquant dans le coin devait se faire connaître auprès de lui, sous peine d’avoir de gros soucis. J’avais encore espoir de lui tirer quelques vers du nez.

Je ne l’avais jamais rencontré, aussi étonnant que cela puisse paraître. Tout ce que je savais de lui provenait du dossier que l’organisation possédait. Et c’était plutôt maigre : ce type n’aimait pas la publicité. Charles, officiellement six cents ans, sans doute plus. Maître d’Auroville depuis bientôt dix ans, après avoir éliminé le Maître précédent. Nous n’intervenions jamais dans les affaires entres créatures, elles pouvaient bien s’entretuer, du moment qu’aucun humain n’était visé…

Il me paraissait étrange qu’il ait gardé un prénom normal. Était-ce le sien à l’époque où son cœur battait ? Peut-être. Lorsqu’un mortel changeait, il ne perdait pas uniquement son humanité, mais aussi son identité. Plus le moindre nom de famille. La plupart s’affublaient alors d’un surnom parfois très imagé, frôlant souvent, à mon goût, le ridicule. Pensaient-ils ainsi épater la galerie ? Les sobriquets choisis se conjuguaient souvent à une particularité physique ou à des exploits du titulaire.

Je me garai non loin du club de ce Charles. Une boîte à strip-tease. Grande classe. Je sortis de la voiture et vérifiai que mes poignards étaient bien en place, le long de mes bras. Je remontai la fermeture de mon blouson pour cacher mon Browning. On ne voyait plus l’arme mais la saillie sous le tissu pouvait se remarquer. Tant pis.

Quelques tapineuses me jetèrent un regard torve délavé par la came et le désespoir alors que je remontais la rue. L’enseigne lumineuse annonçait la couleur. Le mot « Lolita » s’étalait en rouge tandis qu’une danseuse de néons levait sa gambette clignotante à intervalle régulier. De l’extérieur, des bruits confus de voix, de musique et de rire me parvenaient.

Je me dirigeai vers la porte. Le physionomiste en faction me dévisagea de ses yeux inquisiteurs. Baraqué, il était si moulé dans son tee-shirt blanc qu’on aurait dit le tissu peint directement sur sa peau. Il avait l’air presque humain, tout du moins pour un regard non avisé. Il devait être mort depuis moins de cinquante ans et gardait encore un aspect « vivant » que les plus anciens perdaient au fil du temps ; les siècles apportaient leur lot de déshumanisation. Les lumières colorées se reflétaient sur son crâne rasé et luisant, comme un arc-en-ciel scintillant et produisaient un effet comique.

― Salut ! lançai-je d’une voix mielleuse. T’es tout seul sous ton tee-shirt pour avoir autant de muscles ?

Rien de tel que la flatterie… Il se fendit d’un sourire bovin qui laissa apparaître ses canines supérieures. Bien pointues.

― Je peux entrer ? minaudai-je.

Il me détailla de la tête aux pieds, comme un morceau de viande. Je réprimai une grimace de dégoût.

― T’as rien de prohibé sur toi, ma belle ? Aucun objet en argent ?

― Nooon ! Je ne suis pas très bijoux !

Il appuya sur le battant sans pousser plus loin ses investigations. Un mauvais point pour lui. J’aurai pu dégainer mon badge pour pénétrer en force mais je voulais éviter un esclandre devant l’entrée afin ne pas paniquer les clients, et puis c’était plus drôle ainsi. De toute façon, je n’étais pas là mandatée par le GIAR, je suivais mon enquête personnelle.

Je possédais un net avantage sur mes collègues masculins, je n’avais pas l’air dangereux avec mon mètre soixante-quinze et ma silhouette fine. Et le regard des hommes avait tendance à s’attarder ailleurs que sur l’endroit où je planquais mon holster. Le portier fit exprès de ne pas se décaler et je le frôlai pour entrer.

À l’intérieur, la musique assourdissante me saisit. Une foule de noctambules bien décidés à prendre du bon temps se trémoussait sous les flashs stroboscopiques. Sur des estrades, des hôtesses très peu vêtues ondulaient en cadence de façon plus que suggestive ou s’enroulaient autour de barres métalliques avec une souplesse reptilienne. Je scannai du regard la salle et l’ensemble des occupants. Quelques puristes du genre côtoyaient des gros lourds en goguette venus là pour enterrer la vie de célibataire de leur pote ou juste pour picoler en se rinçant l’œil.

Je m’approchai d’une serveuse humaine, en soutien-gorge et string à franges du meilleur goût, juchée sur des talons d’au moins vingt centimètres. Un collier de chien en cuir noir ne parvenait pas à masquer complètement les traces de morsures sur son cou.

― Je voudrais parler à Charles, lui lançai-je sans préambule.

Elle parut paniquée, battit des cils, la bouche ouverte sur un O silencieux. Je me demandai un instant si je m’étais exprimée en français ou bien si cette greluche était complètement décérébrée. Visiblement, les clients ne demandaient pas souvent après le patron et elle n’avait pas de réplique toute prête face à ce genre de situation.

Une vibration de l’air m’apprit qu’un vampire approchait dans mon dos. Pas un tout jeune, un ancien d’après l’aura de puissance qui se dégageait. Je me retournai, laissant la serveuse se battre avec ses neurones.

― Tiens, tiens. Le GIAR nous envoie un agent. Plutôt sexy, ça change.

Sa voix me caressa comme un boa de plume. Dos aux lumières, son visage resta dans l’ombre. Je le toisai, lui indiquant ainsi qu’il ne m’impressionnait pas. Pas facile, surtout qu’il devait bien mesurer un mètre quatre-vingt-dix.

― Qui te dit que je suis du GIAR ?

Il ne répondit pas. Ouais, inutile de vouloir le blouser, je n’avais pas affaire à un néophyte.

― OK. Je suis l’agent Léa Bacal.

― Alors comme ça, tu veux parler à Charles ?

― C’est exact.

― Suis-moi.

Le vampire pivota avec élégance et se dirigea vers le fond du club. Il paraissait léviter tant sa démarche était fluide. Je lui emboîtai le pas, me sentant aussi gauche et pataude qu’un éléphant dans un magasin de porcelaine. Je pénétrai dans une pièce et il referma la porte derrière moi. Isolation phonique parfaite : les bruits du club ne parvenaient pas dans ce nid douillet. Idéal aussi pour étouffer les cris d’une victime.

― Alors, que lui veux-tu ? demanda-t-il en se dirigeant vers le coin salon.

― Si ça ne te fait rien, c’est à lui que je le dirai.

Il pencha la tête légèrement sur sa gauche avant de se retourner et me faire face, un large sourire étirant ses lèvres.

― Je t’en prie. Vas-y.

Je marquai le coup.

― C’est toi, Charles ?

― Hum hum. Pas trop déçue ?

M’évaluait-il ? Il n’avait plus rien à voir avec la photo de son dossier ! Sur le cliché qui datait de quelques années, on le voyait avec des cheveux longs et bouclés, le visage en partie masqué. Maintenant, avec une coupe très rase et moderne, son visage fin se dévoilait. Je le détaillai en me moquant de la plus élémentaire des politesses. Le vampire classique dans toute sa splendeur. Il devait avoir environ trente ans en âge humain. Ses cheveux sombres tranchaient avec sa peau cristalline. Des pommettes hautes, un menton volontaire, une bouche sensuelle, son visage des plus agréable arborait un air curieux et moqueur. Son regard ambré brillait, de petites paillettes vertes se mirent à danser dans ses iris. Il portait une chemise de soie noire très ajustée, certainement d’un grand couturier. Les manchettes laissaient dépasser des mains fines, pâles et délicates. Son pantalon, de la même teinte à la coupe impeccable, laissait deviner ses cuisses musclées et des chaussures italiennes cirées à en faire mal aux yeux terminaient sa toilette. Les derniers boutons de sa chemise n’étaient pas fermés et laissaient entrevoir un buste glabre et finement ciselé. Une grosse chevalière en or ornée d’un rubis enserrait l’annulaire de sa main droite. Limite cliché. En avait-il conscience ? Pourtant, cela lui allait bien… Je lâchai mon inspection pour croiser son regard de plus en plus vert.

― Que me vaut l’honneur de ta visite, agent très spécial Bacal ?

― Je vois à tes sarcasmes que tu vois qui je suis.

Il ricana.

― Ta réputation de tueuse t’a précédée et je suis bien placé pour connaitre ton CV sur le bout des doigts. Mais je dois dire que je te pensais moins jolie. Je vois que tu n’as pas laissé ta quincaillerie aux vestiaires.

― Je ne suis pas venue pour te descendre, je n’ai pas de mandat contre toi. Pas encore.

Son sourire s’étira davantage.

― Je n’en doute pas mais c’est dommage. Un corps à corps ne m’aurait pas déplu.

La connotation libidineuse de la remarque ne m’échappa nullement.

― Que puis-je faire pour toi, reprit-il en m’indiquant un sofa d’un large geste de la main.

Je m’y glissai sans le quitter des yeux.

― Je veux des infos. Sur un psychopathe.

Je ne précisai pas, il savait de qui je voulais parler. Charles soupira avec lassitude.

― Tes collègues m’ont déjà interrogé sur le sujet il y a longtemps. Je ne vois pas de qui il s’agit.

Je souris à mon tour et m’inclinai légèrement vers l’avant, me rapprochant de lui.

― Et je n’en crois pas un mot. Tu es le Maître de la ville. Tu sais tout, sur tout le monde. Un nouvel arrivant de cet acabit ne passe pas inaperçu.

― Certes, mais je te le répète, je n’en sais pas plus. Inutile d’insister. Par ailleurs, rien n’indique qu’il est toujours dans le coin. C’était peut-être un simple errant de passage. Cette affaire est vieille de plusieurs années.

― Je sais, je veux du nouveau. Que faut-il que je fasse pour que tu me parles ?

Il éclata de rire.

― Oh, j’ai des tas d’idées, mais je ne suis pas certain que cela te plairait de les entendre !

Je lui grimaçai un sourire en biais.

― Charles… ne joue pas à ce petit jeu avec moi… Je pourrais très bien fouiller partout, trouver des indices compromettants, faire fermer ton club… et je ne te parle que des choses les moins désagréables.

La teinte émeraude de son regard s’intensifia encore. Je l’énervai. Jubilatoire.

― Écoute-moi bien, ma jolie. Je ne doute pas un instant que tu sois en mesure de me pourrir l’existence. Ce tueur, à l’époque, est passé en coup de vent. Je ne le connais pas, ne l’ai jamais vu, et je ne sais pas qui il est. Tout ce que je peux affirmer, et encore, ce n’est qu’une intuition, c’est qu’il est puissant, très ancien et qu’il vaut mieux de pas l’approcher.

Devant ma mine déconfite, il continua.

― Tout ce que je peux te promettre, c’est de déployer mes antennes. À la moindre information le concernant, tu auras la primeur. Ça te va ?

Je hochai la tête. Alors que je reculai dans mon siège, il attrapa ma main si vite que je ne pus réagir. Il la maintint fermement et inspecta mon poignet. J’avais horreur qu’on reluque mes cicatrices, témoins d’un passé douloureux, raison pour laquelle je portai toujours des manches longues quelle que soit la saison. Pour ça et pour planquer mes lames.

― On flirte avec la mort, jeune femme… Si un jour ça te tente…

Je me dégageai rapidement et me levai. Le contact de sa main sur la mienne me laissa des picotements désagréables.

― Ne refais jamais ça, ou ce sera ton dernier geste.

Il me sourit pour toute réponse. Bon sang, ce type aurait pu faire une pub pour du dentifrice. Un silence aussi épais que la moquette s’installa.

― Tu ne portes pas les miens dans ton cœur, n’est-ce pas ? Tu sais, il ne faut pas généraliser.

Je levai les yeux au ciel. Toujours le même laïus : à les écouter, ces vampires étaient tous des êtres adorables et doux comme des agneaux. Ben voyons !

― Si seulement tu me laissais faire… je pourrai te prouver que je peux t’apporter beaucoup de plaisir…

Sa voix s’était faite hypnotique, cajoleuse, dangereusement sensuelle. Mon agressivité naturelle refit surface et je dû me réfréner. Jamais je ne ferai ami-ami avec ces créatures. On pouvait me taxer d’intransigeance, d’intolérance extrême ou autre, je m’en fichais.

― Très bien. Tu ne veux rien dire. Soit. Cette affaire ne sera jamais close, pas pour moi en tout cas. Alors je reviendrai.

― Ah, des promesses, toujours des promesses. Personne ne me résiste Léa. Tu capituleras, comme les autres…

« En rêve, mon grand… »

― Le GIAR a-t-il des nouvelles concernant la disparition de certains Maîtres ?

Il ne manquait pas d’air ! Il voulait que moi, je le renseigne ! Et puis quoi encore ? Certains Maîtres de grandes villes avaient en effet disparu, sans laisser de trace. Aucun challenger ne s’était fait connaître et l’émoi devenait palpable au sein de la communauté vampirique.

― Je ne suis pas habilitée à te répondre. Des enquêtes sont en cours et cela ne te regarde pas. Tu as peur d’être le prochain ?

Il ricana pour toute réponse et ne quitta pas son canapé pour me raccompagner à la porte. Je lui jetai un dernier coup d’œil avant de sortir. Son regard me transperça.

― Au fait, désolé pour ta famille.

Arborant son éternel sourire enjôleur, il porta la main à ses lèvres et m’envoya un baiser.

 

Je remontai le couloir menant à la salle de la discothèque. Une grande fille féline me barra le passage et ma main se crispa sur la crosse de mon flingue. Ses origines eurasiennes crevaient les yeux. Ses longs cheveux bruns et lisses tombaient sur son dos comme une cape de soie, retenus sur le dessus de sa tête pour lui dégager le visage. Ses iris verts illuminaient ses yeux en amande. Ils me scrutèrent sans retenue et elle ne fit pas le moindre effort pour planquer ses crocs.

― Il est à moi !

Sa voix siffla comme un serpent. L’incarnation même de la jalousie. Je supputai qu’elle parlait de Charles.

― Ne t’en fais pas ma grande, je n’ai aucune attirance particulière pour la nécrophilie.

Elle trembla sous l’insulte et gronda.

― Laisse-la, Opium. Ma charmante invitée était sur le point de nous quitter.

La voix de Charles émana de l’ombre derrière moi. Son ton se faisait cajoleur mais je sentis poindre en dessous l’irritation du Maître qui compte bien se faire obéir.

― Elle est un peu possessive, il ne faut pas lui en tenir rigueur.

― Je vois…

Opium. Cette nana portait bien son nom. Une douceur d’Asie envoûtante, dangereuse, empoisonnée.

 

Cette visite au club ne m’avait rien apporté. Si ce n’est d’avoir fait la connaissance du plus imbu, du plus horripilant, du plus menteur vampire qui soit. Rien que pour ça, il méritait que je lui loge une balle au mercure dans la tête. OK, je n’étais pas toute blanche moi-même, mais cette façon qu’il avait eu de me chercher !

Je remontais la rue vers ma voiture lorsque mon portable vibra. Un SMS me demandait de passer rapidement au bureau. Envoyé par le Commandant Éric Boissier en personne, ça n’augurait rien de bon.

 

 

  

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